L’Algérien peut-il être touriste ?, par Kamel Daoud
L’Algérien peut-il être touriste ? « Non », répond le voyageur, à l’amie écrivaine assise à côté dans l’avion du retour. Pour être touriste il faut avoir accès à de l’euro sans passer par la contrebande, puis avoir des droits devant le guichet et pas une collection de névroses et d’inquiétudes, ensuite il faut avoir un pays pour souhaiter en voir d’autres. Et non fuir son pays pour souhaiter le remplacer par d’autres. Ensuite, il faut sentir le monde comme promesse et pas comme délivrance, l’univers comme une interrogation et pas comme une salle d’attente. Ensuite il faut aimer la route et pas la craindre, attendre la nouveauté et non pas répéter qu’elle est après la mort, espérer l’Autre et non le craindre, chercher à le comprendre et pas à le convertir, songer à rêver avec lui et pas à le contourner parce que impie, différent, nu ou priant de gauche à droite. Ensuite, il faut être libre chez soi pour que le reste du monde augmente votre liberté et ne serve pas à éclairer votre prison par son jardin de contrastes et ses villes de lumières. Ensuite il faut réparer en soi la curiosité qu’ont tuée les religions, les certitudes, le ciel qui pèse, la fatwa, la peur et les ancêtres et la guerre et la méfiance. Il faut que l’Autre devienne un monde et pas une menace, que la terre soit vaste et pas étroite comme un avis, que la mer ne fasse pas peur et que le but soit l’air d’ici et pas les rivières au paradis et que cesse la terreur de se voir voler sa terre si on la quitte un moment ou que les siens n’oublient votre nom qui est votre seule adresse faute d’autres lieux de tendresse et d’appartenance.
L’Algérien a peur, n’a pas accès aux devises, a peur devant la police des frontières, n’a pas de visa, a mauvaise image internationale, n’a pas de pays de retour, a des illusions, manque de tout, est pressé de se marier, de vieillir, de s’enterrer, de rentrer chez lui, de se couvrir, se cacher sous la couverture, s’enfermer et attendre le lever de soleil par l’Ouest. Il craint le monde, veut l’enjamber, le fuir, le dominer ou s’y soumettre et rarement en caresser l’encolure si vaste qu’elle épuise le poumon et le regard. Et quand il est touriste, il a mal car il compare sans cesse et n’éprouve pas la joie car il ne sait pas quoi en faire ni comment s’y sentir sans être coupable. Il jouit mais avec une grimace et il savoure mais dans l’inquiétude, il rit mais surveille le mauvais œil. A chaque arrivée ailleurs, on le prend pour un réfugié pas pour une saveur. Et cela lui donne le teint de l’homme qui quitte une ombre mais que l’ombre suit et précède. L’Algérien peut-il être touriste ? Non, pas pour le moment.
Kamel Daoud
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