L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier (par Patryck Froissart)
L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier, Editions Balland, décembre 2022, 452 pages, 25 €
Roman policier, roman d’espionnage, roman initiatique, il y a de tout cela dans cet ouvrage volumineux.
La narratrice, Camille, jeune étudiante plus ou moins intermittente en lettres classiques, qui, détail essentiel pour l’intrigue, a passé une partie de son enfance à Moscou où résidaient ses parents pour des raisons professionnelles, a décidé, sans attendre la fin de son cursus universitaire, sans passer par une des écoles dédiées à cet effet, de devenir journaliste en brûlant toutes les étapes de la formation. Présentée, par l’entremise d’un ami de ses parents, au directeur d’un grand organe de presse préparant un numéro spécial sur la Russie, elle décide de consacrer un dossier rétrospectif à l’affaire Farewell (qui a défrayé la chronique dans les années 80) et à son protagoniste principal, Vladimir Vetrov.
Mais, très vite, ses recherches documentaires rencontrent le nom et croisent l’itinéraire d’un mystérieux Nicolas Cherkassky, dont elle apprend qu’il s’agit d’un Français de parents russes qui, communiste ayant rejoint l’URSS en 1945 y aurait été retenu de force, décrété apatride par le régime soviétique, avec quelques séjours dans les goulags les plus éprouvants, pendant 37 ans avant de réussir à s’évader vers l’occident natal.
Camille, de plus en plus intriguée par cette histoire, abandonne bientôt son projet initial et se lance dans une enquête qui sera semée de surprises, de fausses pistes, de rebondissements, de phases de découragement, et de périodes d’emballement, à dessein de reconstituer le parcours de ce personnage et d’explorer les zones d’ombre de son officielle biographie.
D’obstinée, sa quête devient quasiment obsessionnelle. Plus elle fouille, plus elle s’embrouille. Les rares témoins vivants qu’elle réussit à retrouver et à rencontrer, parmi lesquels Danielle Hébert, une romancière qui a connu l’homme et lui a consacré un roman, se montrent tantôt réticents, peu loquaces sur le sujet, tantôt apparemment disposés à coopérer mais semant le doute et affirmant ce qui apparaît a posteriori comme mensonger ou orienté vers de décevantes impasses. Elle tombe de haut lorsqu’elle découvre qu’au nombre des « faux amis » qui lui mentent ou qui tentent de la dissuader de poursuivre ses investigations figurent ici un proche de ses parents, un membre du personnel de l’ambassade de France à Moscou qui a été impliqué dans l’affaire Cherkassky et là son ami-amant Xavier ou son amie Nour…
Monte en elle la désagréable impression que chacun des protagonistes dont elle réussit à retrouver la trace et qu'elle parvient à rencontrer, ainsi que chaque membre de son entourage au courant de sa démarche, connaît et lui cache telle ou telle des pièces qui lui manquent pour reconstituer le puzzle.
Et quel puzzle !
Jusqu’à ne plus savoir si Cherkassky est bien Cherkassky, si son histoire officielle ne dissimule pas une vaste opération d’espionnage, de contrespionnage, de contre contrespionnage, jusqu’à voir apparaître ça et là l’ombre du KGB, l’action de la DST, le rôle du SDECE puis celui de la DGSE, les interventions de la CIA… Et d’abord, qu’est devenu Cherkassky depuis son exfiltration rocambolesque vers la France ? Est-il toujours vivant ? Si oui, où et comment le retrouver ?
L’auteure sait ainsi instaurer le suspense. Les indices, ceux qui font avancer, ceux qui arrêtent, et ceux qui provoquent un retour en arrière ou un changement de voie, ceux qui obligent la journaliste en herbe à se dire : « J’efface et je recommence », sont habilement semés, jouant leur fonction de rebondissements propres à relancer l’appétence du lecteur, à intervalles sciemment ménagés dans le cours d’une narration à la première personne, laquelle permet à l’enquêtrice de se mettre en scène, d’insérer ses recherches dans une vie personnelle elle-même racontée dans les détails du quotidien, d’exprimer de manière immédiate ses réactions, ses colères, ses hésitations, ses interrogations, ses découragements, ses échecs, sa volonté de relever le défi qu’elle s’est donné.
L’écriture est alerte, le registre de langue digne d’une agrégée de lettres, même si on peut déplorer l’intrusion, heureusement rare, dans quelques dialogues, et dans quelques monologues intérieurs, de quelques termes grossiers qui dissonent, ce qui constituerait l’unique bémol à porter à une appréciation toute positive de ce qui fait de ce récit « un bon roman » à partir d’une extraordinaire « histoire vraie ».
Patryck Froissart
Agrégée de lettres classiques, Aurélie Ramadier a passé son enfance à l’étranger (URSS, Allemagne, Israël), avant d’étudier puis d’enseigner à Paris. Elle vit actuellement à Singapour, où elle se consacre à l’écriture.
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