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L’Actualité du Manifeste du parti communiste, Slavoj Žižek (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 12.05.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

L’Actualité du Manifeste du parti communiste, Slavoj Žižek, Fayard, octobre 2018, 92 pages, 12 €

L’Actualité du Manifeste du parti communiste, Slavoj Žižek (par Gilles Banderier)

 

À moins d’être un marxiste endurci, voire obsessionnel, le Manifeste du parti communiste n’est pas un livre qu’on éprouve le besoin de relire tous les mois, ni même tous les ans. En général, et à condition de le juger indispensable, on estime qu’une seule lecture (souvent menée quand on étudie la philosophie en classe) suffit au cours d’une existence et que, de toute manière, l’effondrement du communisme à la fin du XXe siècle (n’en demeurent que ces peu reluisants vestiges que sont Cuba, le Laos, la Corée du Nord et surtout la Chine – quatre pays dont personne ne pense qu’ils sont là pour indiquer à l’humanité la voie afin d’atteindre au bonheur radieux ici-bas) a globalement invalidé les thèses de Marx. Slavoj Žižek veut persuader le lecteur du contraire et sans doute a-t-il raison.

À force d’employer le mot d’actualité sans arrêt, on a fini par perdre de vue une partie de ses significations : ce qui est actuel n’est pas seulement ce qui existe au moment présent, mais aussi ce qui est réel, effectif, en acte (actuel s’oppose à virtuel). Que veut-on dire si l’on suggère que le Manifeste du parti communiste est un texte en acte ?

Un livre digne de ce nom évolue avec le temps. D’une part, avec le temps du lecteur : une tragédie de Racine, un poème de Baudelaire, n’éveillent pas les mêmes sentiments selon qu’on les lise au collège ou à cinquante ans (comme le disait déjà saint Grégoire le Grand, « Scriptura crescit cum legente » (L’Écriture croît avec celui qui la lit). D’autre part, avec le temps de l’Histoire, qui dépasse (tout en le subsumant) le temps individuel du lecteur. Or, quand le Manifeste du parti communiste sortit des presses, en 1848, une page comme celle-ci était incompréhensible : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. […] Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe ».

De Flaubert à Jacques Brel en passant par les excités de mai 1968 et les adolescents en mal de révolte, la bourgeoisie est considérée comme le bastion du conservatisme le plus borné et le plus stupide. Seul Marx avait compris le caractère authentiquement révolutionnaire de la bourgeoisie et du capitalisme. On l’a souvent dit : Marx fut moins un économiste qu’un prophète (comme Victor Hugo à pareille époque, les photographies que nous possédons de lui trahissent une identification, sans doute délibérée, à l’iconographie des Prophètes de l’Ancien Testament), annonçant – à l’extérieur – la mondialisation (qu’on nous présente comme un historicisme, c’est-à-dire un phénomène irréversible et indépendant de la volonté humaine – le fameux TINA de Madame Thatcher) et – à l’intérieur – le dynamitage méthodique des structures familiales et corporatives, des solidarités anciennes, des rapports de filiation, et la marchandisation de la seule chose dont disposent les plus pauvres : leur corps.

En quoi le Manifeste du parti communiste est-il un texte en acte ? C’est à présent que la vision prophétique de Marx s’est réalisée, est devenue actuelle, qu’il faut le relire. Mais il est possible que les enseignements à en tirer ne soient pas du goût de tout le monde, alors que des partis et syndicats de gauche donnent la main au patronat pour faire entrer le plus possible de « migrants » (le choix du terme est en lui-même révélateur – qui voudrait empêcher les oiseaux de migrer ?), celui-ci pour abaisser le coût de la main-d’œuvre en faisant baisser les salaires et créer une pression, une insécurité permanentes sur les travailleurs, tout en déplorant que des emplois de plus en plus nombreux (à la fois pénibles et mal payés) ne soient plus pourvus ; ceux-là par xénophilie (ou oïkophobie). Il est possible que l’idée du revenu universel ne soit pas aussi progressiste qu’elle paraisse, n’étant qu’une version remise à jour « du pain et des jeux » (« le RSA et Hanouna »). Il est possible que la seule alternative valable à la mondialisation folle soit ce vieil État-nation tant décrié (Carlos Ghosn, symbole du capitalisme apatride le plus arrogant, semble avoir redécouvert les vertus des frontières), lequel n’est pas là seulement pour sauver les banques que leurs sottises et leur hybris ont acculées à la faillite et pour adoucir, par la distribution d’aides sociales, les conséquences des délocalisations (bien que n’ayant à vendre que sa force de travail, le prolétaire, selon la définition marxiste, n’est pas délocalisable, car les êtres humains ne sont pas du bétail interchangeable au gré des multinationales) ; il est possible que la seule alternative soit la redécouverte des vertus de l’État-nation et du régalien, alors qu’une entreprise comme Facebook a atteint les dimensions d’un État et tente de s’en attribuer les prérogatives. Échappant, au début du moins, à tous les syndicats et partis, les « gilets jaunes » furent un mouvement pour la dignité du travail et contre l’assistanat. Ce que Marx n’avait pas anticipé, c’était, d’une part, le ralliement massif au libéralisme économique, faisant que plus aucune force politique en mesure de remporter une élection au suffrage universel ne s’opposerait au nivellement du monde et à l’extension planétaire de la sphère techno-marchande ; d’autre part, que la bourgeoisie irait jusqu’à bouleverser (PMA, GPA, …) ce qui pouvait à bon droit paraître immuable : la biologie humaine.

 

Gilles Banderier

 

Né en Slovénie (1949), Slavoj Žižek est l’auteur d’une œuvre qui fait de lui un des philosophes marxistes les plus importants de sa génération.

 

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).