L’absente (3, suite et fin) - Réparation, par Sandrine Ferron-Veillard
Nous sommes bien davantage que ce que nous sommes. Nous percevons à travers nos propres programmations, c’est notre cerveau qui voit. Nous pensons à partir de notre ressenti et nous ressentons à partir de nos pensées, c’est donc ce bain chimique que nous devons modifier si nous désirons changer (1).
J’avais donc fait un cauchemar. Assez commun, voire obscène. J’avais été dupé.
Nous étions samedi. Et sous « notre » baie vitrée ces mêmes qui bondissaient avant dix heures du matin, pour faire du sport, ces chiens se précipitant sur des bâtons, ce même horizon à marée basse un peu gris, un peu vert coincé sous une voûte mauve. Un décor étanche.
Rien n’avait été vraiment dérangé.
Nos draps et couvertures traînaient par terre, trempés, un peu de sang sur un coussin et son Mp3 muet, pas tout à fait déchargé sous un autre. Mon peignoir était sur moi, humide, mon magazine avait été piétiné. Mon épouse était absente. Sa sortie de bain n’était pas accrochée, gisait par terre, dans une des poches, son petit miroir rond était fendu. Sur sa brosse en bois des cheveux roux. Trop peu pour conserver une mèche.
J’avais fait un rêve prémonitoire. Nos agresseurs viendraient.
Evacués nos abricots, kiwis, pain de mie, beurre, son fromage frais, nos œufs, mon bacon et son thé vert. Des tabourets renversés. Aucun verre, aucune fibre brisée, ni dégradation ni trace suspecte mais un frigo vide.
Mon épouse avait disparu.
Ma femme avait rangé, nettoyé, redressé ces tabourets, remis en état, vidé notre réfrigérateur avant de me quitter nue, avait abandonné ici ses habits et son sac. Pas un mot, pas un témoin, pas une empreinte. Rien.
Des portes restées ouvertes.
J’avais rêvé.
J’étais sain et sauf, mon corps ne présentait aucune preuve, aucune attaque. J’étais engourdi. J’étais juste sonné.
Mon adorée s’était évaporée.
J’avais fumé ses cigarettes. Je détestais fumer.
Me résoudre. Ecrire à Mike, m’en remettre à sa sœur qui m’invitait à déjeuner, m’incitait à me détendre. Me rendre au commissariat pour signifier « ma » disparition.
Nous étions dimanche. « Nous étions » sept jours avant notre retour. Sept étapes où je refis désespéré ce que nous avions fait conjointement persuadés de notre amour. J’interrogeais des pierres, des oiseaux, des vagues, des astres ronds, partout des tas de cendres. Nos arbres. Je chérissais tous ces « tracks » que nous avions empruntés. Nous avions parcouru quantité de domaines, rasant des centaines, des rangées de vignes aseptisées, nous nous arrêtions pour boire un thé, un café, pour déguster à deux une pâtisserie onéreuse dans un endroit préservé, un restaurant/bar/cave à vins près d’un aérodrome prêt pour recevoir une certaine « jet-set ». Nous regardions ces duos enchantés, des amours à deux qui se prenaient en photo, prenaient des poses ou se cachaient. Des hommes d’affaires qui buvaient du vin rouge dans des coupes à champagne, des touristes favorisés et des serveurs aux accents européens. Nous mangions dehors. Nous emportions notre pique-nique et notre breuvage. Manger en hauteur, manger face à des forêts, manger dans des prairies. Nous transportions nos perspectives, nous habitions un panorama que nous jugions sacré, nous imprimions sa mémoire dans nos chairs. Et c’était tout pour nous.
Tourmenter mon corps pour me convaincre.
Je nageais dans une eau froide. Je détestais nager. Je mangeais son fromage, je ne digérais pas, je buvais du vin moi qui ne buvais jamais, je buvais trop. Je priais mais qui. Mike à distance, ce furent son jardinier et sa femme de ménage, sa sœur qui me réconfortèrent, me transportèrent, firent mes bagages. M’assister ou me distraire, en vain, j’attendais.
Je pourrissais.
Je demeurais des heures durant, prostré devant un écran au-dessus du réfrigérateur, à additionner des chiffres, des pourcentages, des niveaux qui chutaient : deux citernes qui s’évidaient. Deux réservoirs percés. Je ne dormais pas dans « notre » chambre, je dormais debout devant, je tenais à dormir en bas en dehors de notre caveau. Je poursuivais sa présence en bas, dedans, dehors, partout décharnée mon ombre venue haïr mes nuits.
On enquêtait, on perquisitionnait, on me questionnait.
Nos habitudes, nos affaires, notre mariage, nos consentements, nos différends, nos rapports hors contexte. Confesser notre harmonie factice, nos jeux de pouvoirs, notre intimité dénaturée.
Je me taisais. Je n’avais rien à offrir.
Ce songe, prémonitoire ou véridique, Bétania, ses amis ou sa carte de visite. Non. « Nos » couteaux étaient en ordre, vierges, parfaitement serrés dans « nos » tiroirs de cuisine.
J’étais démuni. J’étais courtois.
Je remerciais sa sœur à qui je confiais Marguerite Yourcenar, je remerciais ceux qui m’avaient soutenu à Waiheke. Une postière, un banquier, une caissière, un chauffeur, tous courtois, dignes, si compatissants. Au terme des sept jours, je rentrais vide, impérativement, je rentrais veuf. Je n’avais pas su protéger ma compagne, en vingt-et-un jours, j’avais égaré ma mémoire. Et mon ange avait fui. Je fis ce voyage en sens inverse. Une nuit à Sydney, dans « notre » gîte.
Je revenais nécessiteux et dément.
Rien n’avait émergé depuis. Waiheke me manquait. Rien ne manquait sur Beach Parade, Mike et son ami m’avaient remboursé ma caution. Mike et son ami ne viendraient pas à Paris.
Bétania ne résidait pas à Ostend, son adresse numérique générait un message d’erreur.
Quant à moi je ne rêvais pas.
Mon corps s’enrayait, mon corps cicatrisait à son insu. Mon corps était hanté.
Mes dessins ne servaient à rien, ne servaient à personne. J’étais en manque, insensé, j’étais maudit.
Je n’avais ni prétextes, ni arguments.
Je n’avais aucun témoignage.
J’avais mes notes. Ma femme avait été agressée par sept démons tandis que je dormais. Ou pris pour mort. Ma femme avait agencé sa disparition, avait déguisé sa fuite. Ma femme avait nagé vers, dans un océan fauve, ma femme y était entrée pour se suicider, s’était immergée avant dix heures du matin. Mon amour était mort. De son corps profané point de restes. Mon ange m’avait drogué. Mon ange avait revêtu d’autres parures, emportant juste assez pour émerger sur une rive discrète. Mon ange vivait autrement et sans moi.
Quant à moi, j’entassais. Réduire nos 42.009 accessoires. Evacuer ses tiroirs dénués de vices et d’énigmes. Je donnais tout à des œuvres, à des inconnus, à nos proches des fragments. Démissionner de nos figurations respectives. Je vendais notre appartement, je broyais nos comédies. J’effaçais. Bâtir notre fosse commune à jamais béante. J’enterrais sans bruit notre argent, nos faces, nos défis, nos photographies.
Enfin, j’étouffais son chat baptisé Bowie. Sa petite mine crispée dans ma main, sa bouche ouverte, percée et distante, sa petite bouche rouge.
Ce fut donc mon premier meurtre, ici ma chute et son naufrage.
Sandrine Ferron-Veillard
(1) D’après Evolve your brain : the science of changing your mind, conference de Joe Dispenza, Health Communications, Inc, 2007
Je remercie chaleureusement l’office de tourisme de l’île de Waiheke (Nouvelle-Zélande), ses hôtes et ses documents. Anselm Kiefer, Joe Dispenza et John Hillcoat. Marguerite Yourcenar et David Bowie. Ceux par qui l’écriture arrive. Et cet homme, François, que j’ai rencontré. Ses confidences au bord du précipice, je les ai recueillies. Devenu l’unique clochard de Waiheke, François était l’homme sans argent. L’homme aux propos incompréhensibles qui marchait avec un sac sur le dos vide et une chaise sous le bras. L’homme avait perdu, me disait-il, ses ailes et son ange, son « elle ». Il me fallut le photographier pour comprendre.
Un hommage appuyé à Georges Perec sans lequel ce texte sans la lettre "l" ne serait rien...
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