Krazy Kat, Jay Cantor
Krazy Kat, Traduction de l'américain par Claro, 302 p. 17 €
Ecrivain(s): Jay Cantor Edition: Le Cherche-Midi
Ce livre n’est pas un fleuve tranquille. On est plutôt sur les flots dansants de la haute mer. Jay Cantor signe avec Krazy Kat, premier livre de cet auteur traduit en français, un moment étonnant de déferlement d’une écriture nerveuse, dense, constamment inventive (jusqu’aux néologismes fréquents) et surtout comparable à rien de connu.
L’ « histoire » - si tant est qu’il y en a une – C’est la vie de Krazy Kat, le célèbre chat (en fait ici LA célèbre chatte) de la célébrissime bande dessinée (comics strip) de la première moitié du XXème siècle. Célébrissime, car près de 70 ans après l’arrêt de sa publication, on ne compte plus le nombre d’imitations et d’adaptation cinématographiques et dessins animés dont cette BD a fait l’objet !
Krazy Kat à la retraite connaît une dépression profonde.
« Elle ressentait sa solitude, son isolement arctique. Puis, comme chaque fois depuis quarante ans, le narcotique de la dépression s’empara d’elle, et la gluante et noire lassitude monta de ses membres jusqu’à son cerveau. »
Elle n’a jamais compris pourquoi elle a été congédiée ! Elle n’a jamais compris non plus (et surtout) la signification symbolique de la brique que le souriceau Ignatz lui jetait immanquablement à la tête à chaque épisode de leurs aventures communes. Elle pense, dur comme … brique, que c’était un geste d’amour de sa souris adorée !
KK cherche à donner un sens à sa vie passée, celle de l’exposition à plat sur la surface unidimensionnelle du quotidien-support de ses aventures. En quête de son identité profonde.
« Aujourd’hui les chats étaient serviles. Ils se comportaient gentiment, certes, mais c’était là la pire des servilités, imiter le maître tout en se faisant croire à soi-même qu’on se moquait de lui, et du coup – comme tous les fous du roi – ne rien bouleverser. Ces chats n’avaient jamais créé un véritable monde imaginaire, un monde autre, comme l’avaient fait Souriceau et elle (…) »
Alors elle entre en psychanalyse. Mais elle ne choisit pas le meilleur analyste. C’est Ignatz, le souriceau sournois, cruel et moqueur qui va s’en charger ! Bonjour les dégâts ! Mieux encore, Souriceau et Krazy Kat, comme Freud et Anna O. (le parallèle est évident), vont inventer la psychanalyse (ils ne savent pas que ça existe déjà). Objectif ? « Soigner » Krazy bien sûr mais au-delà, inventer une méthode pour dociliser les Américains. Ca ne vous dit rien ? Jacques Lacan en a beaucoup parlé de la psychanalyse d’Outre-Atlantique !
« Mais, parole d’honneur, ma « psychanalyse » - une fois que j’aurai compris ce que c’est au vu des infos glanées dans les livres – va guérir Krazy. Et je m’y prendrai de telle façon que ça créera également la nouvelle âme ronde dont nous avons besoin pour notre grandeur artistique, et dont ont besoin les Américains pour être des individus arrondis, divins. »
Vous l’avez compris, à travers les déboires de Krazy, Jay Cantor revisite l’Amérique de l’après deuxième guerre mondiale, ses illusions, ses travers et ses fautes :
« (Krazy) devra avoir honte de ses choix, se ressaisir, et se reprendre une brique sur la tête. Elle ne sera plus en mesure de fuir l’histoire, de fuir les conséquences de ses actes. Les Américains, comme Krazy, sont si innocents en apparence, si aimables, si confiants, si ouverts aux idées d’autrui. Et puis, s’ils n’aiment pas le désastre qu’ils ont causé, ils quittent la ville, changent de station. »
On dirait un reportage en direct de Bagdad. Ou naguère d’Hanoï.
Fable délirante mais lucide, portrait au vitriol de l’Amérique moderne, Krazy Kat vous emportera dans sa cataracte de mots, dans son dynamisme de chaque page. Ah oui ! Important : c’est Claro qui traduit, ça ne calme pas les flots !
Leon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
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