Kentukis, Samanta Schweblin (par Ivanne Rialland)
Kentukis, Samanta Schweblin, janvier 2021, trad. espagnol (Argentine) Isabelle Gugnon, 265 pages, 20 €
Edition: Gallimard
C’est à la série Black Mirror que fait penser le nouveau roman de l’argentine Samanta Schweblin : les mignonnes peluches qu’elle invente, les kentukis, sont une manière de révéler les dérives et perversités de notre société technologique. Les kentukis, aux allures d’animaux kawaï, sont pilotés à distance via une interface logicielle. Chaque peluche met donc en relation deux humains, celui qui achète le kentuki, et celui qui achète le code permettant de le contrôler : celui qui « est » le kentuki, à l’abri derrière l’écran de son ordinateur, voit et entend ce qui se passe chez celui qui « a » le kentuki – qui peut, de son côté, plus ou moins dévoiler son intimité. Dans une succession de chapitres brefs, depuis le premier, qui donne le ton par sa noirceur, jusqu’à la surprise finale, l’auteure s’ingénie à explorer toutes les possibilités offertes par ces appariements à l’aveugle – puisque ni le possesseur du kentuki ni celui qui l’anime ne peuvent se choisir, et qu’ils ignorent tout l’un de l’autre.
Un des intérêts essentiels de ce jeu – puisque c’en est somme toute un – est de découvrir qui se tient de chacun des côtés de l’interface. Les limitations du dispositif – dont la pertinence commerciale et la vraisemblance technologique sont troublantes – pimentent l’expérience. Les kentukis tâchent de découvrir leur environnement malgré leurs moyens de locomotion rudimentaires. Les maîtres de ceux-ci s’efforcent de trouver qui les observe malgré l’impossibilité qu’ont ces peluches de parler ou d’écrire. Des deux côtés, on s’épie ou on se masque, on se complaît dans le voyeurisme ou l’exhibitionnisme, on trompe sa solitude, on joue, aussi, surtout au maître et à l’esclave. La cruauté est presque inhérente au dispositif qu’invente Samanta Schweblin. Comme il est impossible d’éteindre le kentuki, la violence de ce regard introduit dans l’espace intime d’un chez-soi ne peut être arrêtée que par sa brutale destruction matérielle, ou une lente agonie de la machine, jusqu’à ce que la batterie en soit épuisée : les efforts des propriétaires pour mettre fin à la surveillance de la peluche sont autant de scènes de meurtre.
Le roman est pourtant aussi parsemé de moments de douceur : tendresse inquiète d’une femme âgée pour une toute jeune femme dont elle guette les faits et gestes sur l’écran de son ordinateur, scènes idylliques de jardinage unissant un kentuki et son maître. L’auteure parvient à nous faire entrevoir la séduction des relations qui peuvent se nouer ainsi : attrait de découvrir un autre univers à travers les yeux du kentuki, plaisir plus ambigu de se dévoiler devant un appareil dont l’habillage ne cesse d’opacifier la présence humaine muette qui y est lovée. Si le roman se révèle glaçant, les expériences des kentukis et de leurs possesseurs sont imaginées avec suffisamment de finesse pour nous empêcher de les mettre tout à fait à distance, nous rendant incapables d’affirmer que nous n’aurions pas, à la place des personnages, nous aussi cédé à la mode des kentukis.
Ivanne Rialland
Samanta Schweblin, née à Buenos Aires en 1978, est novelliste et romancière. Ses recueils de nouvelles ont été récompensés par plusieurs prix. Trois de ses œuvres ont été traduites en français, un recueil de nouvelles, Des oiseaux pleins la bouche (Seuil, 2013) et deux romans, Toxique (Gallimard, 2017) et Kentukis (Gallimard, 2021).
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