Karoo, Steve Tesich
Karoo. Trad (USA) par Anne Wicke, février 2012. 608 p. 22 €
Ecrivain(s): Steve Tesich Edition: Monsieur Toussaint LouvertureC’est une drôle de maladie qui touche soudain Saul Karoo : alcoolique notoire, il devient incapable de se saouler. Pourtant, le « doc », expert en réécriture de scénarios, continue à boire, sans soif, de même qu’il continue à vivre : par habitude, pour ne pas décevoir. Parce que le mensonge, finalement, est tellement plus acceptable, cohérent, qu’une vérité qui n’a d’intérêt pour personne. Aussi malléable que les scénarios qu’il rafistole, il ne refuse qu’une seule chose : avoir une assurance maladie.
Étrange clown triste, Karoo fait soudain deux rencontres : une femme, un film. Et là, il cède à la tentation : réécrire sa vie, comme un scénario.
À travers la vie grotesque et tragique d’un scénariste américain, ce que nous propose Steve Tesich est une critique acerbe d’un entertainment qui ne sait que réduire le réel qu’à l’insignifiance et faire basculer la création dans le néant. L’humour, l’insurmontable distance avec lesquels le narrateur considère cet univers factice donne d’abord à ce dernier des allures faussement inoffensives : il s’agirait alors simplement de ne pas être dupe, et la passivité de Karoo peut être autant une complicité tacite qu’un efficace moyen de résistance.
Mais au milieu du roman, Karoo franchit une limite, se rendant coupable de l’hybris dont l’accusait comiquement son comptable, cherchant désespérément à le convaincre de prendre une assurance : si les scénaristes d’Hollywood peuvent bien se prendre pour les nouveaux dieux de l’Olympe, ceux-ci semblent agir dans les coulisses et n’avoir pas oublié leur cruel sens de l’humour. Dans une version grimaçante de l’odyssée, dont Karoo rêvait de faire un space opera, le roman précipite les personnages vers leur perte, faisant pointer la tragédie grecque derrière latragédie américaine qu’aura su forger le producteur Cromwell.
De même que le vieillissant Karoo devant Cromwell, face à la fiction hollywoodienne triomphante, la vie, dans ce roman, fait triste figure : inconsistante, inachevée, au mieux cocasse. Pourtant, au milieu de cette confusion, ce qui surnage et résiste aux assauts du néant, ce sont ces petits événements d’apparence absurde, mais rayonnants de significations cachées : une écharde plantée dans le doigt de sa mère, le manteau de son père sur le dos d’un sans-abri suivi un jour dans les rues de New York, débris dérisoires d’un foyer introuvable pour un Ulysse vaincu. Cela ne fait pas un bon scénario, sans aucun doute, mais leste soudain la vie d’un poids de réalité, îlots bien plus précieux, bien plus tragiques que toute tragédie américaine qui aura pu être fabriquée.
Ivanne Rialland
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