Karmina Ultima, Philippe Pratx (par François Baillon)
Karmina Ultima, Philippe Pratx, septembre 2021, Ill. Odona Bernard, préface Jean-Michel Aubevert, 162 pages, 20 €
Edition: Le Coudrier
Ce « chant ultime » du dernier Mangbetu, tel que nous le propose Philippe Pratx, se décompose (et nous entraîne) en quatre voyages fondateurs. La prégnance aventureuse, magique, voire mystique, associée aux paysages du périple, ne se départit pas d’une large signification philosophique : les montagnes – la Morte-Terre – les îles de la Nuit – les contrées de la Brume. Vraisemblablement, l’enjeu est ici de mourir et de renaître : « Il fallut bien me résoudre à la quitter, cette pauvre vieille Terre corrompue (…) Ma vie n’est qu’errance. (…) Ceux que je rencontre se lèvent et partent » (p.16-17). Il s’agit aussi de construire, à travers ces voyages décisifs, sa propre « maison intime », et les livres y ont une place centrale, pour ne pas dire qu’ils représentent la vie.
Le Chant liminaire nous dévoile en partie les raisons qui ont poussé le poète à errer : « Si tu veux être heureux, ignore-toi toi-même, sois à toi le perpétuel “autre”, l’alien et le fou de ta conscience ; ne connais non plus jamais tout à fait “les autres” ni le monde (…) J’ai toujours su (…) dans la catastrophe universelle, demeurer réellement moi-même, j’ai toujours su tout de moi-même. (…) Cela est aussi ma souffrance » (p.34-35).
Nous sommes donc invités à aller au-delà de la connaissance de soi-même, au-delà de la fin annoncée d’une civilisation, au-delà d’un futur qui paraît encore indiscernable, inaccessible. Le terme de voyage initiatique resterait cependant inapproprié : certaines figures tangibles, apparaissant comme des étapes magiciennes au sein du parcours, pourraient nous laisser croire le contraire (la Dame des montagnes, la jolie paysanne folle, le bon homme Nikétas), mais ce sont surtout des êtres à demi humains qui entourent le dernier Mangbetu lancé sur les chemins (le capitaine d’un vaisseau fantôme, les oracles d’un Pays « merveilleux », la sainte noire) ; plus présentes encore, des voix poétiques ne cessent d’habiter, de guider le narrateur, nous offrant cette alternance constante de prose poétique et d’ouvertures versifiées. A coup sûr, ces voix (Paul-Jean Toulet, Issa…) ont jalonné la vie de Philippe Pratx lui-même.
Le dernier Mangbetu est déjà mort, il y a déjà eu désincarnation. La quête se retrouve dans la réconciliation pénible, périlleuse, que l’on tend à obtenir avec son esprit, avec la part immatérielle qui nous constitue et dont on voudrait croire qu’elle représente l’essentiel. La sensation du temps qui passe doit être abattue. C’est pure folie selon certains, l’auteur le souligne, mais la citation de Nietzsche ouvrant le livre nous aiguille habilement sur ce qu’il faudrait alors qualifier de « sage ».
Ce qui fait le caractère de cet ouvrage, c’est son mouvement poétique qui ne cesse jamais de s’écouler, charriant par moments des images issues d’un monde aux limites du fantastique (l’illustratrice Odona Bernard a merveilleusement su s’emparer de cet aspect dans les compositions qu’elle livre ici), n’élucidant pas nécessairement les questions qui surgissent dans l’esprit, mais semblant aller au gré de la mémoire et de la sensation. En définitive, la quête est-elle folle ou infiniment sensée ? « Ici il me convient, à l’abri d’un tronc, à portée des merveilles, d’établir ma demeure, de poser mon sac et d’écrire mon livre et, avec ou sans la belle Dame de la Montagne qui me rejoindra peut-être, de mettre au jour, ou à la nuit, l’enfant qui est au fond de moi. Naître une seconde fois pour un monde meilleur. / Avons-nous observé le monde où nous vivons ? » (p.145). Dans ce cycle de quatre voyages qui ne font que mieux dessiner un cercle, avec ce qu’il en va de retour, de rebond, de recommencement, il semble que par le pouvoir des mots, par le pouvoir des images exigeantes et phénoménales qu’ils véhiculent, s’affirme une volonté de supplanter toute fin, et plus encore, d’être porteur d’une immense paix intérieure. Les interrogations n’en demeurent pas moins, et l’errance reviendra : « Ma maison quand même / cernée du cri des cigales / est restée ouverte ».
François Baillon
Né en 1960, Philippe Pratx est journaliste culturel et professeur de Lettres, activité qu’il exerce actuellement en Colombie. Auteur de romans, nouvelles et poèmes, il est spécialisé dans le domaine des cultures indiennes et indo-créoles.
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