Kabuliwallah, Rabindranath Tagore
Kabuliwallah, février 2016, trad. bengali (Inde), présentées par Bee Formentelli, 400 pages, 22 €
Ecrivain(s): Rabindranath Tagore Edition: Zulma
Petites vies, petits chagrins
Petites histoires de malheur,
D’une linéarité, d’une banalité radicales ;
Des milliers de larmes versées chaque jour,
Si peu sauvées de l’oubli […]
À jamais inachevées,
Les innombrables histoires du monde :
Boutons arrachés avant maturité,
Gloire en poussière avant d’avoir été chantée,
L’amour, l’effroi, l’injustice
De milliers de vies obscures.
Cet extrait d’un poème de Tagore, En passant le temps des pluies, que Bee Formentelli a choisi pour épigraphe de son texte, propose un juste condensé des vingt-deux nouvelles ici réunies. Elles sont pour la plupart poignantes : Rabindranath Tagore y représente avec une merveilleuse tendresse la grâce de l’enfance pour nous la montrer broyée par une société cruelle. Plusieurs de ces récits mettent ainsi en scène des petites filles arrachées par les mariages traditionnels à leurs foyers, « boutons » dépérissant avant même leur fleurissement. Ces petites filles ne sont toutefois que le contingent le plus nombreux d’un peuple de cœurs sensibles, qui ne semblent aussi délicatement peints par Tagore que pour mieux nous faire éprouver l’horreur de leur déchirement au contact d’un monde au mieux indifférent, au pire volontairement brutal. Petites filles, jeunes garçons, pères ou mères de famille ne doivent souvent qu’à la mort l’apaisement de leurs souffrances.
La satire n’est pas absente de ces nouvelles, et domine même certains récits : on rencontre dans le recueil des femmes aveuglément cupides et des hommes sottement vaniteux, qui évoquent au lecteur français les petits bourgeois et les paysans normands de Maupassant. Comme chez Maupassant, d’ailleurs, le rire est difficile, tant la moquerie se mêle au tragique.
Dans ce monde désespéré, où des coutumes iniques sont vécues comme des fatalités, quelques nouvelles offrent des moments de lumière, ou une tonalité plus douce, et apportent des respirations dans une lecture à la fois enchanteresse et éprouvante. Tel est le cas de la nouvelle-titre, Kabuliwallah, qui relate l’amitié d’un marchand ambulant et d’une petite fille. Kabuliwallah, Un brillant satiriste, ouThākurdā ou l’Illusion vitale, sont racontées à la première personne par un narrateur masculin, écrivain : cette proximité du narrateur et de l’auteur semble chaque fois provoquer un adoucissement de la veine de Tagore. Leurs dénouements notamment sont plutôt heureux alors que le reste du recueil se caractérise par des fins elliptiques aux accents désespérés.
Cette diversité de ton – relative – interroge sur la composition du recueil par la traductrice. Son texte de présentation est intelligemment placé en postface, laissant le lecteur libre dans sa découverte des textes. Il propose des commentaires tout à fait intéressants, mais ne dit que peu de choses sur le choix des nouvelles. La position initiale de L’histoire du ghā s’explique apparemment par son antériorité chronologique et sa dimension emblématique. Qu’en est-il des vingt et une autres nouvelles ? D’après la postface, la traductrice se serait concentrée sur une première période d’écriture, de 1891 à 1895, et aurait écarté les histoires fantastiques. Mais il manque au lecteur d’autres éléments d’information, et notamment la date et le lieu de leur première édition. Le début du recueil est particulièrement homogène et concentre les histoires d’enfants les plus poignantes, tandis que la suite fait preuve de plus de variété : est-ce le signe d’un déploiement plus divers du talent de novelliste de Tagore au fil du temps ? Ou est-ce un choix de Bee Formentelli – alors quelque peu préjudiciable à l’équilibre du recueil ? Quoi qu’il en soit, on ne peut que souhaiter la poursuite par Zulma de la réédition des œuvres de Tagore, et en particulier de l’intégralité des nouvelles.
Ivanne Rialland
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