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Juste ciel, Éric Chevillard

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 19.03.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Les éditions de Minuit

Juste ciel, mars 2015, 141 pages, 13,50 €

Ecrivain(s): Éric Chevillard Edition: Les éditions de Minuit

Juste ciel, Éric Chevillard

 

Il s’appelle Albert Moindre. Déjà par son patronyme « restrictif », il est un peu le symbole de monsieur-tout-le-monde, à peine un peu plus important que vous et moi puisqu’il est quand même le personnage central du dernier roman d’Éric Chevillard.

Coincé dans l’entre-deux-mondes, peut-être au Purgatoire, tout simplement mort mais capable de nous raconter par l’intermédiaire de l’auteur ce qui se passe depuis le ciel. Albert Moindre est bien mort. Le voilà dans ce lieu improbable entouré de gens qui s’appellent tous Albert, ont tous la cinquantaine, sont tous myopes, très passionnés de violon, tous morts sur la route dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire comme lui, écrasés par une fourgonnette. Le ton est donné, les élucubrations sur les questions de l’après-mort rendues par un écrivain à l’imagination débordante vont nous entraîner dans des délires parfois hilarants. On prend bien quelques fous-rires dans une suite de réparties toutes aussi inattendues les unes que les autres.

Les questions nombreuses que l’on se pose, Albert Moindre se les pose et ne cessera d’en découvrir d’autres à mesure qu’il arpentera les différents étages de son ascension au ciel, qu’il passe par le service des réclamations ou celui des rétributions. Serait-il devenu un ange ? Asexué donc ? Peu à peu il prend conscience qu’il n’a plus de corps mais continue de le sentir, et de ressentir, et fera toutes sortes de tentatives pour progressivement : produire un son, pleurer, rire, mentir, entrer en érection, etc. Avec inquiétude, il s’interroge sans cesse, mais il sait une seule chose : rien de ce qu’il découvre ne ressemble à ce que chacun imagine durant sa vie, nous renvoyant à nos propres incertitudes, et à l’angoisse de celui qui ne sait pas ce qui l’attend.

La seule certitude à laquelle il s’accroche, c’est qu’il a un nom et pas des moindres ! Ah oui mais si, au fait, puisque c’est Moindre !

Il va essayer de faire des choses qu’il a toujours ratées de son vivant comme par exemple faire la roue, mais ça rate encore… Décidément rude constat de l’échec de sa vie qui n’a été que fuite et ratage, à commencer par son mariage.

Avec beaucoup d’humour décalé, ironique parfois, il nous emmène dans un lieu où tout est certitude, « les morts pénètrent tous les savoirs » sauf une, il ne sait pas où on l’emmène. Mais au fait : « En finirons-nous avec cette question si même mort on se la pose encore ? »

Au Bureau des Elucidations, il découvrira par exemple que là-haut, on sait tout sur nous, dans les moindres détails, des détails tellement insolites et inutiles qu’ils en sont souvent drôles. Ça le rend impatient, car enfin quoi, le plus important n’est-il pas qu’on réponde surtout aux grandes questions sur les énigmes de l’univers que tous se posent ? Mais les seules réponses disponibles sont celles sur l’après-Apocalypse ! « lorsque la fiction de la vie matérielle et du monde physique aura pris fin, que le récit sera achevé ». Nous voilà bien !

De révélations en révélations, son interlocuteur va le mettre de plus en plus mal à l’aise tant il le met à nu, va suivre une série de vérités et de contre-vérités proprement délirantes et très drôles que lui assène son interlocuteur. Vraiment nos vies ne tiennent qu’à un fil ! Le narrateur inscrit ainsi au fil des pages la notion (ironique) de déterminisme au cœur du récit. Par exemple, dans l’énumération des choses qui ont constitué sa vie, il découvre qu’il ne pouvait pas mourir autrement qu’écrasé par une fourgonnette alors qu’il a échappé à la mort sur un pont instable qui a été fatal à une jeune fille deux fois plus légère que lui, le lendemain.

C’est alors qu’il a l’idée de demander si on peut aussi lui prédire l’avenir et bien sûr la réponse est négative.

Après avoir tenté une prière, il va ainsi essayer de voler pour vérifier qu’il est bien au ciel. Il va constater qu’il se sent une affinité avec sa compagne du moment, Clarisse, morte elle aussi, mais des années avant lui ! Parce que le désir, cette chose étrange existe encore même au ciel, il va se rappeler ce souvenir de jeunesse, un événement survenu dans un cimetière où il avait été tellement convaincu d’avoir connu cette jeune femme morte dans la fleur de l’âge, au point d’en écrire un long poème resté impublié de son vivant. On prendra soin de lui dire que de toute façon, ce récit poétique était nul et qu’à cause de cela, il recevra même une punition !

On apprendra ainsi que de toute façon, même au ciel, on range les gens, du meilleur au moins bon, en une liste de classifications des différentes personnalités comme par exemple « Mozart [devançant] très légèrement Beethoven » mais tous deux « dépassés par Schubert ». Au-delà des tentatives désordonnées de vivre sa vie de mort et alors qu’il réagit encore comme s’il était vivant (forcément puisqu’en tant que narrateur il n’est pas mort, puisqu’il nous parle), il y a cette notion étrange qui mêle la fusion des époques, du temps et de l’espace. Il y a pourtant bien une temporalité dans ce court récit de cent trente pages, qui va de son arrivée dans le premier bureau au passage final, la fin ménageant une surprise renvoyant « peut-être » à la possibilité d’une prochaine vie.

Au-delà des questions existentielles très sérieuses que pose ironiquement ce petit récit plein d’humour, on ne manquera pas de rire et de se moquer de l’absurdité des situations qui n’ont rien à envier à notre séjour terrestre. Mais Éric Chevillard excelle là encore, en nous amusant comme il sait le faire, enfilant des phrases ciselées comme autant de perles, dans l’absurde de ce témoignage avant l’heure, d’un séjour chez les morts, lui qui est encore bien vivant.

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Éric Chevillard

 

Éric Chevillard, né un 18 juin à la Roche-sur-Yon, anciennement Napoléon-Vendée, il ne s’endort pas pour autant sur ses lauriers puisqu’on le voit encore effectuer bravement ses premiers pas cours Cambronne, à Nantes. Il a deux ans lorsqu’il met un terme à sa carrière de héros national. Il brise alors son sabre sur son genou puis raconte à sa mère qu’il s’est écorché en tombant de cette balançoire et elle feint gentiment de le croire. Ensuite, il écrit. Purs morceaux de délire selon certains, ses livres sont pourtant l’œuvre d’un logicien fanatique. L’humour est la conséquence imprévue de ses rigoureux travaux. Il partage son temps entre la France (trente-neuf années) et le Mali (cinq semaines). Hier encore, un de ses biographes est mort d’ennui. Biographie prise sur le site d’Eric Chevillard http://www.eric-chevillard.net/biographie.php

 

A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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