Jusqu’à la Bête, Timothée Demeillers
Jusqu’à la Bête, août 2017, 150 pages, 16 €
Ecrivain(s): Timothée Demeillers Edition: Asphalte éditions
C’est un livre qu’il faut lire pour ne pas oublier ceux et celles qui triment sans discontinuité dans des conditions innommables, dans des abattoirs inhumains. C’est un livre qui raconte le quotidien d’hommes et de femmes abrutis par l’odeur de sang frais mêlée aux détergents, entourés de carcasses à la chaîne, maniant cisailles et couteaux divers, ils en oublient d’être des hommes.
« C’est toujours l’odeur dont je me souviens d’abord. L’odeur qui imprègne tout. L’odeur qui vous prend sur le parking (…) Le roulement mécanique du convoyeur, le soufflement abrutissant de la clim, les chants des scies électriques de la découpe, les crochets qui s’entrechoquent, le rail de la 12, puis de la 25 qui s’ouvrent et se referment avec un clac, un clac sec, la tôle de l’usine qui répercute tout ça et l’écho qui se répand jusqu’au sas de la porte de service. Le bruit de la peur ».
Un homme raconte, on comprend vite qu’il est allé au bout du bout et qu’un évènement tragique est arrivé. « Vous deviez le connaitre, vous aussi ? Vous avez assisté à la scène ? Y avait-il des signes avant-coureurs ? ». Son récit est ponctué des clacs de l’usine. « Clac. Etourdie. Sur la chaîne. Clac. Clac. Clac. Sylvie qui accroche la bête ».
Il a vingt-sept ans d’usine, aujourd’hui il est en prison et il essaie de comprendre, entre deux « paroles » de télévision. « C’est sûr que j’ai tout le temps disponible aujourd’hui pour m’en occuper, accompagné du bruit de la télévision, des voix des présentateurs, que l’on retrouve d’un jour sur l’autre, d’une semaine sur l’autre, allez, un ou deux dossiers sur Camille Combal, un truc de quand il était jeune, euh, je sais pas, hein, est-ce qu’il avait du succès avec les filles par exemple ? beaucoup, ouais. Aaaaah ! et avec les mecs ?! (rires) ». C’est tout un milieu social, familial qu’il décrit à travers sa débâcle. « Les mêmes blagues pour faire passer un peu le temps. Les mêmes ricanements. Pour penser à autre chose. Pour créer quelque chose qui n’est pas du lien. Mais pas du vide non plus ». Parfois, le lecteur ne sait plus s’il est en prison ou à l’usine lorsqu’il raconte. Mais l’usine est plus gore. « Sylvie, elle est au début de la longue chenille de ferraille qui serpente à travers le hangar, le carnaval dansant des vaches la tête en bas. C’est lancé. Une autre bête est déjà là (…) Des hectolitres de sang. On pourrait s’y baigner. Ce serait chaud. Ce serait visqueux. Et le sang continue de s’écouler. Ça zigzague au-dessus des grilles ».
Livre engagé et politique qui n’est pas sans rappeler L’Établi de Robert Linhart. « Le comment allez-vous de ceux qui ont fait des études. Et qui te plaignent de te retrouver à bosser là où tu bosses, le comment allez-vous de pitié pour toi, mais aussi parfois qui sonne comme un comment allez-vous de mépris, le comment allez-vous de c’est quand même sa faute s’il se retrouve à faire ce boulot à la con, le comment allez-vous qui te regarde comme un sauvage (…) ». Il a entrevu l’espace d’un été avec Laëtitia ce que pouvait être l’autre de l’usine, l’autre d’une famille de la honte et de l’obéissance. Il a cru que Laëtitia lui permettrait de supporter l’usine-abattoir… Jusqu’à la bête nous rappelle que les hommes et femmes de France ne vivent pas tous dans « le même monde » et qu’il demeure plus que des inégalités : une injustice organisée économiquement et politiquement.
Zoé Tisset
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