Jusqu’à Faulkner, Pierre Bergounioux (par Léon-Marc Levy)
Jusqu’à Faulkner, Pierre Bergounioux, Gallimard l'un et l'autre, 160 p. 15 €
Ecrivain(s): Pierre Bergounioux Edition: Gallimard
Un essai sur la littérature ? Peut-être. Sûrement. Mais aussi et surtout le journal personnel d’un homme d’écriture. Son cheminement à travers les œuvres et les auteurs de sa vie. La réflexion de Pierre Bergounioux est éminemment intime, mais elle touche aussi à l’universel, par la rigueur de la pensée, l’objectivation des arguments, les références incontestables. Cet ouvrage est une démonstration, s’il en fallait, que la littérature n’est pas seulement une affaire de goût, mais surtout de qualité objective, d’inspiration, de talent, d’écriture, en un mot, de style. Jacques Lacan disait « tout ce qui n’est pas matérialité est escroquerie » ; Bergounioux le dit à sa manière pour la littérature.
Depuis les débuts de l’écriture les hommes veulent raconter leur existence, en rapportant des faits puisés dans la réalité ou dans leur imagination. Mais en racontant, ils créent, à leur insu, une autre réalité, détachée de la première. La médiation écrite crée un univers en soi dont l’étendue échappe à la chose racontée. Un peu comme un signifiant détaché du signifié. Bergounioux rappelle ainsi avec force que – longtemps dans la littérature occidentale – seule l’écriture a compté vraiment.
Le titre Jusqu’à Faulkner intéresse dans sa polysémie : Il ne s’agit pas seulement d’un cheminement vers un écrivain mais aussi d’une étape, peut-être d’une limite ultime dans le chemin littéraire de Bergounioux. L’écrivain y trace une évolution personnelle, partant de la découverte des Lettres avec Homère jusqu’à l’aboutissement qu’incarne, pour lui, l’œuvre de Faulkner. Ce chemin est littéraire bien sûr, mais il épouse les contours d’une vie aussi, ceux qui dessinent la courbe qui mène Bergounioux de sa naissance aux lettres dans le creuset de sa province limousine à la réalisation de son œuvre personnelle. L’osmose parfaite entre l’autobiographie et les aventures d’un grand lecteur.
Le point focal de l’ouvrage réside dans la rencontre de Bergounioux avec Faulkner, rencontre déterminante et quasi mystique dans son parcours d’écrivain. Le moment et les effets de cette rencontre donnent initialement une scène plutôt cocasse, voire hilarante. Ayant découvert un livre abandonné sur une table dans une bibliothèque, Bergounioux le tire à lui, le parcourt et en retire une sainte fureur :
Si nos engouements, nos lubies, nos haines ne sont pas tant les fruits d’un esprit faux, d’un cœur perverti que l’écho, en nous, des conflits qui traversent le monde, alors je regarderais comme naturels l’indignation dont je fus submergé, voilà une quarantaine d’années, un samedi, en début d’après-midi, et le charitable souci de prévenir l’éditeur qu’il agirait sagement en s’abstenant d’imprimer, désormais, les ouvrages obscurs et sans moralité du nommé William Faulkner.
J’ai repoussé le livre bâclé, dangereux, aux couleurs de deuil, vers le bord de la table où quelqu’un – je n’ai jamais su qui – l’avait abandonné, empoigné le lourd volume gainé de percaline rapporté de la petite Sibérie, derrière la cheminée, et le temps a passé. Mais on n’oublie pas.
La trace d’une lecture, même profondément égarée et fautive, s’inscrit à jamais dans le lecteur. Elle est l’ornière dans laquelle, à jamais, il envisagera cette lecture même si son regard a changé avec le temps.
Neuf ou dix ans plus tard, lisant – ou relisant – Sanctuaire comme il requiert de l’être, d’un esprit affranchi, à quelque degré, du cadre trois et quatre fois séculaire qui l’emprisonnait, la première fois, du froid sépulcral, de la clarté plombée, je me rappelais l’incompréhension où ils m’avaient tenu, le projet de lettre avorté, la monumentale sottise que la paresse, la timidité, le prestige attaché au nom de Paris m’avaient épargnée, jadis.
Bergounioux découvre alors la révolution faulknérienne, la réponse à son questionnement sur l’exclusion de la réalité dans la littérature. Faulkner, enfant d’Oxford (Mississippi), petit homme errant dans ses rues poussiéreuse, au milieu de ses habitants loqueteux, de ses Nègres fantomatiques, de ses outils dérisoires caricatures d’un lointain capitalisme va ouvrir portes et fenêtres et faire entrer, en flots, le réel dans ses ouvrages. Il brise ainsi la médiation de l’écriture, fusionne le style et le portrait, la scène vécue, l’être de chair.
En 1960, lors d’une conférence en université, Faulkner répond à un étudiant qui lui pose la question du style : « J’étais trop occupé à parler des êtres pour m’intéresser au style ». Réponse évidemment provocatrice mais qui recouvre un fond de réalité essentiel, une clé de l’œuvre.
L’écriture de Faulkner, dense, elliptique, souvent hermétique (volontairement), trouve une voie nouvelle dans son exploration des thématiques du temps, de la mémoire et de la décomposition des récits linéaires.
Faulkner a révolutionné la manière de raconter l’histoire des êtres, en s’intéressant moins aux événements qu’à la manière dont ceux-ci se vivent intérieurement. Son travail sur la multiplicité des points de vue, son usage du flux de conscience et sa façon de tordre le temps narratif ont révélé à Bergounioux les horizons rêvés depuis toujours par la littérature.
En brisant les conventions narratives traditionnelles, Faulkner a offert à Bergounioux la possibilité de repenser la littérature non pas comme une simple reproduction du réel, mais comme un espace de recherche, de confrontation avec l’inexplicable. Il se reconnaît dans la tension permanente entre la recherche du sens et l’acceptation du mystère, entre le désir d’exprimer la vérité de l’expérience humaine et la prise de conscience de l’incapacité du langage à tout dire.
Jusqu’à Faulkner est un livre précieux, où Bergounioux parvient à mêler avec finesse analyse littéraire, réflexion philosophique et introspection. En retraçant son parcours jusqu’à la découverte de Faulkner, il interroge le sens même de la littérature et la manière dont elle façonne la conscience d’un écrivain. À travers cette lecture de Faulkner, il questionne aussi la manière dont la littérature permet d’affronter les grandes énigmes de l’existence, tout en acceptant que certaines d’entre elles demeurent irrésolues (insolubles ?).
Pour ceux qui connaissent déjà l’œuvre de Faulkner, ce livre est une célébration formidable de l’homme d’Oxford (Mississippi). Pour les autres, Jusqu’à Faulkner est une porte d’entrée vers la plus prodigieuse œuvre romanesque du XXe siècle.
Léon-Marc Levy
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