Julie de Carneilhan, Colette (par Marie-Pierre Fiorentino)
Julie de Carneilhan, Colette, Folio 192 p.
Ecrivain(s): Colette Edition: Folio (Gallimard)
Il n’y a pas, chez Colette, de guerre des sexes mais des affrontements de personnalités. Colette, une féministe ou pas ? La question n’a guère de sens. Le génie n’est le porte-parole que de l’humanité. Car hors le carcan des conventions et des lois, qui assignent à chaque sexe un statut, un rôle et même un caractère supposé naturel, qu’est-ce qu’être un homme ou une femme ?
« Julie se savonnait comme un homme, tête comprise, dans son bain », raconte la romancière de son héroïne éponyme. Et celle-ci a beau déclarer « Je ne raisonne pas sur la guerre. Ce n’est pas l’affaire d’une femme, de raisonner sur la guerre », c’est plus par dégoût pour ce possible cataclysme que par croyance en une quelconque incapacité naturelle féminine. Les seuls frappés d’incapacité, chez Colette, sont ceux qui ont renoncé au bonheur. Julie n’en est pas.
Parisienne de noble ascendance bretonne, fière et pauvre comme il se doit à cette noblesse, elle n’hésite pas à corriger gentiment un domestique colportant qu’elle a quarante-quatre ans : elle en avoue crânement quarante-cinq ans. Elle a le talent pour faire changer de côté la gêne que la bienséance serait censée lui faire éprouver. C’est sa force et sa fierté de femme déclassée.
Colette nous la représente minutieusement à travers son corps. Nous n’ignorons non seulement rien de la façon dont elle le lave mais aussi le nourrit, l’habille, le scrute, le donne à voir et le compare. Les 55 kg de Julie lui donnent chair et âme car s’y joue le passage de l’âge où une femme est désirable à celui où elle ne le serait plus, passage auquel les hommes d’âge équivalent ne semblent pas soumis.
Est-ce cette peur secrète qui pousse notre héroïne à fréquenter des êtres plus jeunes qu’elle ou la jeunesse réelle qui est sienne malgré son état civil ? Les deux lui donnent l’aplomb indigné de répondre à son frère Léon, qui lui demande si les amis avec lesquels elle sort au cabaret, sont « de nos âges » : « Tu ne voudrais pas, tout de même ! ». Mais l’anticonformisme de ce solide quinquagénaire fauché épris de chevaux le rend indifférent aux frasques de sa sœur.
Deux fois divorcée, Julie de Carneilhan fait la dînette à ce complice protecteur dans un minuscule studio payé avec la rente que lui verse son premier mari, Becker, épousé à 17 ans, lorsqu’elle s’imaginait qu’elle pourrait changer de mari comme de cheval – son père en faisait le commerce. Ses repas, en fin de mois, sont particulièrement frugaux, et toute l’année elle fait attention aux chaussures qu’elle enfile selon qu’elle marchera en ville ou dans les allées du bois, où s’use plus vite le cuir.
Pourquoi alors refuser l’argent de Coco Vatard, son amant de vingt-huit ans dont elle n’accepte qu’un flacon de parfum ? Pour les mêmes raisons qui l’ont faite divorcer : les hommes qui paient, même de la façon la plus normale qui soit puisqu’ils sont des maris, la plus bienveillante qui soit puisqu’ils sont très amoureux, finissent par devenir des propriétaires égoïstes. Alors Julie le reconnaît : « Je n’ai jamais aimé l’argent qui vient des hommes ». Il ne manquerait plus qu’elle soit la propriété d’un homme !
Mais voilà que son second mari, Herbert Espivant, politicien en vue, l’appelle à son chevet après avoir été victime d’un malaise cardiaque. Serait-ce donc que, frôlé par la mort, il s’aperçoive que la seule personne digne de confiance qu’il connaisse est Youlka, comme il surnomme son ex-épouse ? Julie aimerait se laisser aller à le croire mais une affaire de vieille reconnaissance de dette la fait douter. Pourquoi donc Espivant, qui l’a éhontément trompée, serait-il assagi ?
Si sûr de lui en public, il fait tête basse devant sa seconde épouse, la jeune et superbe Marianne dont il dépend financièrement et qui lui refuse l’argent pour réaliser son rêve, un château à la campagne. L’indépendance n’est peut-être pas qu’une question de sexe mais aussi de volonté : quel prix est-on prêt à payer pour elle ?
Ce que Colette sait, par expérience personnelle, c’est que l’indépendance est meilleur marché pour les hommes. Ainsi Espivant, en attendant la vie de château, profite d’un confortable hôtel particulier, circule en voiture avec chauffeur et se gave de mets fins. Rien de cette aisance n’échappe à Julie accourue à son appel. Devenue experte dans la gestion de son maigre budget, elle peut établir la comparaison. « Mois chanceux, attente besogneuse… Tout cela n’arrive-t-il, dans la vie d’une femme, qu’en vertu de certaines infractions, de désobéissances, de manquements particuliers, la rupture d’un compagnonnage avec un homme, le choix d’un autre homme, puis le fait d’être choisie par un autre homme encore ?… ».
Une première somme d’argent qui comble ses besoins immédiats risque de la faire succomber à une tentation trouble suggérée par Espivant pour gagner facilement encore plus d’argent. Mais finalement, Julie n’a-t-elle pas plus besoin d’évasion et d’oubli que d’argent ? Julie de Carneilhan est aussi un roman d’amour.
Coups de griffes verbaux, indépendance, alanguissements aux aguets prêts à se transformer en bonds : Julie est la chatte la mieux portraiturée et la plus attachante de la romancière. Mais chez Colette, pas de miracles. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement un drame, les êtres finissant par s’accommoder de ce que leur refuse la vie comme ils s’accommodent de ce qu’elle leur offre.
Marie-Pierre Fiorentino
Colette, Sidonie-Gabrielle de son prénom dont elle ne signe pas, est née le 28 janvier 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye. En 1900, son premier roman, Claudine à l’école, rend riche et célèbre son premier mari, Willy Gauthier-Villard, qui se l’attribue et exploite le filon. Quatre ans plus tard, Colette est pourtant reconnue comme écrivaine pour Dialogues de bêtes. Romancière, actrice de music-hall, journaliste, le scandale et la popularité accompagnent désormais sa vie jalonnée d’œuvres inspirées par son enfance (sa mère Sido y devient un véritable personnage), ses aléas conjugaux, ses amours féminines et masculines et les animaux de compagnie. Promue commandeur de la Légion d’honneur (1936), et élue à l’unanimité membre de l’Académie Goncourt (1945), elle demeure à Paris jusqu’à sa mort le 3 août 1954, presque paralysée par l’arthrite mais en compagnie de proches attentionnés, tels Jean Cocteau.
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