Judas, Amos Oz
Judas, août 2016, trad. hébreu Sylvie Cohen, 348 pages, 21 €
Ecrivain(s): Amos Oz Edition: Gallimard
Condamné à marcher et ne pas se fixer jusqu’au retour du Christ, le bouc émissaire, autre figure du traître, de Judas, nom tellement décrié qu’il n’en est plus propre.
Shmuel, le personnage central se demandera : « (…) où devait-il aller ? Que fallait-il faire ? (…) Et il resta là à s’interroger », (p.348). Qu’est-ce que la trahison ? Se vendre, vendre quelqu’un ? Laisser faire ? ou simplement aller contre, à l’encontre de… ? Histoire dans l’histoire, histoire à double fond, le Judas d’Amos Oz porte une double interrogation, historique et humaine, sur le sens de la trahison, dans un double parallèle : Jésus/Judas, Ben Gourion/Shealtiel Abravanel, une interrogation permanente de l’un à l’autre sur le sens du geste, à travers le personnage de Shmuel Asch, étudiant rédacteur d’un mémoire plus ou moins en déshérence sur le personnage de « Jésus dans la tradition juive ».
Par des va-et-vient, des glissements, la superposition des figures, Amos Oz pose des questions essentielles sur le moment du seuil, le moment où l’exclusion se fait au sein de la même personne : exclusion du groupe, exclusion aussi de soi allant jusqu’au reniement de soi (pour Judas), à la renonciation (pour Abravanel) : « Quant à Judas, le sens de sa vie, sa raison d’être, volait en éclats sous ses yeux horrifiés. Comprenant qu’il avait provoqué de ses propres mains la perte de l’être qu’il aimait et admirait, il s’éloigna et alla se pendre. “Ainsi est mort le premier Chrétien, conclut Shmuel dans son bloc-notes. Le dernier. L’unique” », (p.179).
En même temps, dans le même temps, la confusion des pensées du lien qu’est Shmuel – entre deux mondes, entre deux vies, entre deux enquêtes : sur soi et sur Judas –, liée à la répétition des gestes, des moments de vie, au rythme immuable de ses journées, scandé par son statut de témoin des discours de Gershom Wald dont Shmuel est devenu l’homme de compagnie, confine le personnage dans une torpeur propre au mystère.
Pris entre Wald, intellectuel infirme dont le fils a trouvé la mort pour Israël : « Sans mon fils et ses camarades, nous serions tous morts » (p.121), et Atalia, la veuve, belle-fille de Wald et fille d’Abravanel, Shmuel a le temps de s’interroger.
Roman de l’incompréhension mutuelle – mais/et voulue –, Judas n’est rien moins qu’un roman d’amour, c’est une tentative de réconciliation. Les pères et les fils/filles ne s’aiment pas ou à contretemps, et Atalia, même s’il l’émeut, met à la porte Shmuel après l’avoir connu. Il n’y a d’amour que dans l’idée que les personnages s’en font et dans leur représentation : Judas n’aurait vraiment aimé Jésus qu’après son accomplissement – et Amos Oz donne une interprétation très troublante de son rôle dans la Passion : « Judas n’était pas en reste : “Descends, Rabbi. Maintenant. Il est tard, le peuple commence à se disperser. Descends. Ne tarde plus”.
Comment se fait-il, écrivit Shmuel, que pas un seul croyant ne se soit demandé comment un homme ayant vendu son maître pour la somme dérisoire de trente pièces d’argent décide de se pendre de chagrin juste après ? Aucun autre apôtre n’est mort avec Jésus de Nazareth. Judas fut le seul qui ne voulait plus vivre après la disparition du Sauveur » (p.221).
Et Abravanel n’aurait aimé son pays que dans le morcellement, dans son partage : « Pourquoi – disait Abravanel – êtes-vous si pressés d’établir ici dans la violence et le sang un nouvel Etat lilliputien au prix d’une guerre sans fin, alors que tous les pays du monde seront amenés à disparaître un jour ou l’autre pour être remplacés par une mosaïque de communautés parlant des langues différentes, vivant côte à côte ou imbriquées l’une dans l’autre (…) » (p.258).
Mais peut-être est-ce justement là que repose la grandeur de leur trahison : dans le plus grand dénominateur commun de leur(s) acte(s) ?
Anne Morin
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