Identification

Journées perdues, Frédéric Schiffter

Ecrit par Arnaud Genon 13.12.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Séguier

Journées perdues, octobre 2017, 200 pages, 21 €

Ecrivain(s): Frédéric Schiffter Edition: Séguier

Journées perdues, Frédéric Schiffter

 

Les vertus de l’ennui

Penseur mélancolique, écrivain, philosophe surfeur cultivant dandysme et détachement du monde (mais ne l’appelez pas philosophe, il déteste ça), Frédéric Schiffter s’est notamment fait remarquer pour sa Philosophie sentimentale (Flammarion, Prix Décembre 2010) et son émouvant On ne meurt pas de chagrin (Flammarion, prix Rive Gauche 2016). Lorsque Jean Le Gall, directeur des éditions Séguier, lui proposa lors d’une après-midi d’août 2016 d’écrire sur « l’art de s’ennuyer à Biarritz », le livre était déjà presque terminé… En effet, quoi de mieux pour évoquer son ennui que de « rendre compte de [s]es journées vouées à regarder le temps passer », c’est-à-dire de donner à lire les pages de son journal intime ? Rien… Ces Journées perdues se présentent ainsi comme les notes tenues par l’auteur du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2016.

« Un journal intime est la seule preuve sérieuse de l’existence d’une âme », note Frédéric Schiffter. La sienne se présente comme une âme paresseuse, flâneuse, oisive, trouvant l’inspiration dans l’ennui en position horizontale et pratiquant, selon la formule de Cioran, « l’irresponsabilité méditative »… Ses « rares idées », avoue-t-il, lui « viennent entre deux assoupissements », allongé sur un transat au bord de la piscine de l’Hôtel du Palais de Biarritz (qu’il appelle, non sans humour, l’HP). Ses journées, il les passe à lire, à se promener sur les plages ou dans les rues de la ville que l’Impératrice Eugénie avait choisie comme lieu de villégiature. Lorsqu’il en sort, c’est au guidon de son vieux Vespa pour une virée à Fontarabie, de l’autre côté de la frontière espagnole, où il va manger des tapas sur le port. L’art de vivre qu’il pratique est celui de la routine, « le seul style de vie à [s]a portée ». A l’instar de Montaigne, il tend à une existence « sans miracle ni extravagance », fuyant l’aventure et les nouveaux horizons. Le sien est celui de la Grande Plage de Biarritz…

Mais l’ennui a des vertus et le temps apparemment perdu est souvent du temps sauvé face à la frénésie ambiante qui peut à tout moment nous engloutir. Ainsi, à lire Frédéric Schiffter, on comprend que l’état qui est le sien lui offre une certaine hauteur d’esprit, une hauteur de vue comme s’il regardait le monde du haut de son promontoire biarrot. L’ennui schiffterien n’est d’ailleurs pas sans rappeler le spleen baudelairien. Dans Le Port, un de ses Petits poèmes en prose, le poète évoquait le « plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir. » Ces mots siéraient parfaitement pour décrire la posture du mélancolique basque.

L’ennui permet par ailleurs un détachement, sinon un recul par rapport au monde qui nous entoure. Regardant les actualités et écoutant les nombreux débats télévisés auxquels la France eut droit après les attentats de novembre 2015, Frédéric Schiffter se laisse aller à quelques remarques où humour et lucidité se côtoient. A titre d’exemple : « Si on veut déradicaliser les garçons et les filles candidats au djihad on serait plus avisé de leur offrir un été à Ibiza. Ils ne tarderaient pas à voir que les soirées mécréantes du Pacha valent mieux qu’une éternité au paradis ». Il n’hésite pas, au passage, à égratigner certains de ses « confrères », parmi lesquels Michel Onfray ou encore Roger-Pol Droit.

Mais si l’auteur s’ennuie et se nourrit de son ennui qu’il écrit, il ne lasse jamais le lecteur. Ses Journées perdues sont remplies d’aphorismes tantôt profonds (« La nostalgie est aussi la conscience d’un futur sans avenir »), tantôt légers et amusants (« Le bikinisme est la seule cause qui mérite le sacrifice »). Alors, au sortir de la lecture, on se dit que l’ennui est une philosophie vertueuse et qu’il est probablement très agréable de la pratiquer aux côtés de Frédéric Schiffter, en sirotant un cocktail au bord de la piscine du l’HP…

 

Arnaud Genon

 


  • Vu : 3675

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Frédéric Schiffter

 

Frédéric Schiffter enseigne la philosophie au lycée, à Biarritz. Il est l’auteur de plusieurs livres salués par la critique et par le public, dont Sur le chichi et le bla-bla des philosophes (préface de Clément Rosset), PUF, 2002, Pensées d’un philosophe sous Prozac (Milan, 2002), et Petite Philosophie du Surf (Milan, 2004).

 

A propos du rédacteur

Arnaud Genon

Lire tous les articles d'Arnaud Genon

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d´édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset


Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il est l´auteur de Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne (L’Harmattan, 2007), de L’Aventure singulière d’Hervé Guibert (Mon petit éditeur, 2012), Autofiction : pratiques et théories (Mon petit éditeur, 2013), Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon petit éditeur, 2013). Il vient de publier avec Jean-Pierre Boulé,  Hervé Guibert : L'écriture photographique ou le miroir de soi (Presses universitaires de Lyon, coll. Autofictions etc, 2015). Ses travaux portent sur l’écriture de soi dans la littérature contemporaine.

Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org