Journaux et Lettres, Tome III 1897-1914, Tome IV 1914-1924, Franz Kafka (La Pléiade)
Journaux et Lettres, Tome III 1897-1914 (66 € jusqu’au 31/12/22), Tome IV 1914-1924 (75 € jusqu’au 31/12/22), Franz Kafka, Bibliothèque de la Pléiade, mai 2022
Ecrivain(s): Franz Kafka Edition: La Pléiade Gallimard
Cette précieuse édition des Journaux et Lettres de Kafka propose une re-traduction complète de textes essentiels dans l’œuvre du maître praguois. Exercice très délicat, s’agissant de restituer en français des écrits en allemand, mais venant d’un homme qui n’est pas un germanophone natif, dimension souvent oubliée mais qui pose néanmoins de vraies questions aux traducteurs car Kafka n’était pas toujours sûr de son allemand. Son génie intuitif lui permettait de toucher juste, de trouver la formule forte, la nuance délicate, mais parfois au prix de quelques torsions linguistiques. Alexandre Vialatte, le traducteur historique de Kafka pour Gallimard, se laissait souvent piéger et s’affranchissait régulièrement du texte original, avec certes talent, mais un peu de désinvolture. Le germaniste Jean-Pierre Lefebvre dirige ici une équipe de sept traducteurs et le résultat de ce travail titanesque est formidable, à la fois précis et d’une grande élégance.
Qualités d’autant plus importantes qu’il s’agit de textes non romanesques, étroitement liés à la vie réelle et aux préoccupations intellectuelles et spirituelles de Kafka, car de toute son œuvre, c’est assurément dans ces lettres et journaux que la conscience et l’inconscient du maître praguois s’expriment avec le plus de complexité, de plis et replis, d’hésitations et, parfois, de contradictions.
On a dans cette partie de l’œuvre, présent à nous, tout Kafka, sans fard, sans médiation de la fiction. Pas Grégoire, pas K., Franz Kafka. Tout ce qu’il a écrit sans intention aucune de publication, à sa famille, à son ami Max Brod, entre autres. Les œuvres ici consignées ont donc été bien évidemment écrites au fil de la vie de l’auteur, essentiellement après le diagnostic de tuberculose qui menait à sa fin inéluctable. Des œuvres naturellement frappées au sceau de la hâte, qui présida aussi à leur ordonnancement et leur publication après la mort de Kafka en 1924. Néanmoins, bien que moins connues que les trois grands romans (Le Procès, Le Château, L’Amérique) et que ses nouvelles (La Métamorphose !) ces œuvres se sont peu à peu imposées comme partie intégrante du vaste univers de Kafka. Le Journal, par exemple, est devenu par sa puissance et sa cohérence, un véritable roman.
Mille sept cents lettres, à Felice Bauer, à Milena Pollack, à son ami Max Brod, constituent le fonds épistolaire le plus riche connu à ce jour de la main d’un écrivain majeur. Une mine de découvertes de la personnalité de Kafka, sa vivacité, son égotisme, son humour, ses moments d’exaltation, de dépression.
Dans une lettre à Felice Bauer, il se révèle par éclats, dans des reproches (elle ne lui écrit pas assez. Elle ne lit pas ses lettres avec assez d’attention).
Tu écris de toute manière au crayon, alors ne pourrais-tu pas m’écrire quelques lignes au petit déjeuner ou à la plage ? Ensuite j’ai aussi découvert grâce à divers indices que tu ne lis mes lettres que très superficiellement. Un exemple : j’ai écrit à propos de mon oncle de Madrid, tu l’as déplacé à Milan. Bien sûr, ce n’était pas grand-chose, mais tu aurais tout aussi bien pu déplacer l’une quelconque de mes préoccupations majeures dans une autre région céleste sans que tu me l’aies dit et sans que je le remarque.
Kafka plus que jamais dans des moments de noirceur et de découragement, comme dans cette note du Journal datant d’octobre 1913.
[…] je viens de lire la Métamorphose et je trouve ça mauvais. Peut-être suis-je vraiment perdu ; la tristesse de ce matin va revenir, je ne pourrai pas lui tenir tête longtemps, elle m’enlève tout espoir. Je n’ai même pas envie de tenir un Journal, peut-être parce qu’il y manque déjà trop de choses, peut-être parce qu’il faudrait sans cesse n’évoquer qu’à demi des façons d’agir, nécessairement à demi, selon toute apparence, peut-être parce que le simple fait d’écrire contribue à m’attrister.
Voie royale vers l’âme de Kafka, ces deux tomes, qui couvrent toute la vie littéraire de l’auteur (1897-1924), sont des trésors sans pareils. Nous trouvons ici des textes intimes, rares, souvent inconnus, côtoyant des documents dont la célébrité a atteint celle des nouvelles et les romans, dont la formidable Lettre au père qui n’aura jamais de destinataire physique, réquisitoire de Kafka contre son père. Au-delà de l’encadrement documentaire et analytique formidable que ces volumes de La Pléiade nous proposent, c’est à un immense plaisir de lecture que nous sommes conviés. La spontanéité, les traits d’esprit, mais aussi les rapports de Kafka à son œuvre, au judaïsme, aux femmes, à la vie matérielle, sont des chemins souvent inattendus et passionnants.
L’album Kafka, joint à cette édition, est à la hauteur de cette édition remarquable, truffé de documents passionnants.
Léon-Marc Levy
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