Journal - Nuit du 25 janvier par Kamel Daoud
… Je vis parfois comme si j’avais raté quelque chose. Comme si j’avais raté un rendez-vous, une rencontre. Une obligation. Cela me fait souffrir parfois. Atrocement. Je me sens coupable. Presque traitre à quelqu’un. J’aurais dû le chercher, le trouver aussi et lui dire quelque chose dont j’ai oublié le sens et la langue. Parfois, quand j’écoute les vieilles musiques des années 80 cela me tort le cœur : quelque chose manque. J’ai beau essayer, je me creuse la mémoire à mains nues, je supplie presque. Mais rien ne vient. Juste de la culpabilité. Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? J’ai essayé d’être le meilleur et de briller et de faire de mon mieux mais cela ne suffit jamais à atténuer le sentiment de culpabilité et d’échec. Je revois les anciennes années, ma grand-mère avec qui je vivais, la cheminée de la maison coloniale, le village pauvre et j’essaye presque de crier derrière une vitre : c’est là, sous mes yeux. C’est là que j’aurais dû faire quelque chose. J’avais je crois huit ans et je n’avais pas compris qu’il n’y avait pas d’éternité. J’ai envie de supplier un Dieu de me donner une deuxième chance, de recommencer car là je SAIS.
Il y a quelque chose que je n’ai pas compris à l’époque : chaque instant est unique : il n’y pas de recommencement. Le présent est définitif. Il n’y pas de jugement, d’éternité. Mais cette évidence ne suffit pas. Je revois souvent ce rêve où je visite la première école de mon enfance. Je sanglote la tête contre des murs dans le rêve, toujours. Il y a quelque chose que je n’ai pas saisi. Quelque chose m’a échappé j’en suis sûr. Je suis un enfant prodige : je rêve toujours de mon retour triomphant au Village. Le drame est qu’entre temps il se vide. Mon Père est parti il y a quelques mois, je n’arrive pas à le croire. Parfois j’en ris comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. La mort est invraisemblable dans l’univers de mon Retour Attendu. Chaque vie est si unique, si nécessaire, si liée que sa disparition ne peut être qu’un escamotage. Mon Père n’est pas mort. Je le décide. Aucun des miens ne pourra mourir. Je les restitue au soleil mots par mots. De la veine jugulaire, à l’odeur du vêtement. Je les défendrai contre l’érosion et l’oubli. Je suis leur tatouage. Leur gardien. Personne ne mourra avant moi. J’écrirai sans cesse pour occuper la mort. C’est ma ruse. Des livres, indéfiniment pour tromper sa vigilance. Elle lira, avec son œil borgne, un livre puis me demandera le suivant et, entretemps, les miens vivront longtemps, longuement et m’attendront, sauvés chacun caché sous un mouton. Borges le savait : la bibliothèque infinie est le contraire de la mort. La seule solution possible.
Mon Dieu que c’est difficile à tenir ce rythme penché sur les claviers ! Il suffit que je m’arrête une journée pour que la mort avance, se rapproche et me vole l’un des miens. Je n’ai pas de temps à perdre, sinon je le perds d’un coup. Je vais écrire sans cesse. J’ai déjà perdu mon Père parce que j’ai cessé d’écrire. Je ne me le pardonne pas. Je n’aurais pas dû voyager et arrêter d’écrire. Il est où ? Je suis coupable de quel livre mal écrit ou interrompu ? Je demande pardon. Je me sens si mal d’avoir arrêté d’écrire et il en est mort.
Kamel Daoud
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