Journal de l’Année de la Peste, Daniel Defoe (par Léon-Marc Levy)
Journal de l’Année de la Peste (A Journal of The Plague Year, 1720), trad. anglais Francis Ledoux, 377 pages, 8,30 €
Ecrivain(s): Daniel Defoe Edition: Folio (Gallimard)
De Daniel Defoe, qui ne connaît pas Robinson Crusoé ? La célébrité du naufragé le plus connu de la littérature universelle a (presque) effacé de nos jours le reste de l’œuvre dans lequel surnagent Moll Flanders et ce Journal de l’Année de la Peste.
A mi-chemin de l’histoire et du roman – c’est un narrateur qui parle – ce livre est une chronique subjective et très documentée sur la funeste année 1665, lors de laquelle La Grande Peste emporta probablement 100.000 londoniens, soit environ 20% de la population de la capitale anglaise.
La Peste, sous la plume de Defoe, est un sujet parfait pour faire de Londres un tableau à la fois terrible et révélateur des données sociales de la grande ville de l’époque. La maladie semble avoir été apportée par des bateaux en provenance des Pays-Bas en 1664. Elle fit plusieurs victimes pendant l’hiver 1664-1665, mais les grands froids empêchèrent son extension. Par contre, le printemps et l’été 1665 furent inhabituellement chauds et l’épidémie commença à prendre de l’ampleur.
La peste commença par frapper les milieux les plus pauvres et passa donc relativement inaperçue au départ. La première victime est enregistrée officiellement le 12 avril 1665. On compte 700 morts par semaine dès mi-juillet, et le nombre de victimes atteint 6000 par semaine à la fin du mois d’août. Il faut attendre le mois d’octobre pour enregistrer une décrue.
Daniel Defoe se saisit de la matière brute des données historiques et, peu à peu, en fait la matière de quelque chose qui ressemble furieusement à un roman. C’est un narrateur qui parle, on l’a dit et on voit surgir dans le récit de la tragédie des histoires de destins individuels, de personnages hauts en couleurs, de figures qui illustrent les passions humaines en temps de terreur – grandeur d’âme, vilénie, générosité, méchanceté haineuse, courage, lâcheté. On ne peut s’empêcher de penser que Camus – dans son roman La Peste – a lu et s’est largement inspiré de ce livre de Defoe. On y retrouve la structure, les valeurs et le personnage de Rieux ressemble fortement à celui du narrateur de Defoe.
Un des thèmes centraux, qui traverse le livre de bout en bout, est l’accoutumance à l’idée de mort. La mort subit pendant ces mois d’épidémie une véritable dé-symbolisation, elle devient banale et, pour se protéger mentalement, les vivants l’ignorent, s’en désintéressent, au point de sembler cyniques.
« En fait, on ne voyait pas par les rues les gens en deuil, car personne ne se mettait en noir ou ne portait officiellement de vêtements funèbres, fût-ce pour les parents les plus proches ; mais on y percevait partout la véritable voix du deuil. Les passants avaient si souvent à entendre les cris des femmes et des enfants aux fenêtres et aux portes des maisons où les êtres les plus chers étaient peut-être mourants ou venaient de mourir, que c’en était assez pour percer le cœur du plus ferme. Dans presque chaque demeure, ce n’étaient que pleurs et lamentations, surtout au début de la calamité ; car vers la fin, les cœurs étaient endurcis, et la mort se trouvait si constamment exposée aux yeux que les gens ne s’émouvaient plus autant de celle des proches, chacun s’attendant à être lui-même appelé dans l’heure suivante ».
Le champ est libre pour la folie, le fanatisme religieux, les prophètes de rues, les vendeurs de produits-miracles et troupes de charlatans qui proclament à tous les coins de rues : « Pilules préventives infaillibles contre la peste », « cordiaux souverains contre la corruption de l’air », « le seul véritable élixir de la peste », et autres fadaises.
Le narrateur – qui sera parmi les épargnés – avoue que sa propre narration est trop faible, incapable de rendre compte de l’épouvante vécue par les Londoniens, de l’horreur de la souffrance, de la cruauté de la Faucheuse.
« Cela fera un peu voir l’affreuse condition du moment, encore que rien de ce que l’on en dira n’en puisse donner une idée exacte à qui n’y a pas assisté, sinon que ce fut très, très, très affreux et qu’aucune langue ne saurait en exprimer l’horreur ».
Les charrettes des morts, qui ramassent quotidiennement les cadavres du jour, semblent directement sorties d’un conte gothique.
« C’était là un spectacle bien lugubre et il m’affecta comme chacun ; mais tout le reste était affreux et plein de terreur. La charrette portait seize ou dix-sept cadavres. Certains étaient enveloppés de draps de toile, certains de chiffons, d’autres étaient à peu près nus ou si mal voilés que le peu d’enveloppement avait glissé au moment de la projection hors de la charrette et qu’ils tombèrent complètement nus au milieu des autres ».
Daniel Defoe nous prend dans l’horreur, en alternant habilement données et faits objectifs et scènes terrifiantes racontées – même si elles sont authentiques – par le véritable romancier qu’il est. Ce livre est passionnant, probablement le plus beau jamais écrit sur le sujet. C’est un document irremplaçable par sa rigueur sociologique, médicale, historique.
Léon-Marc Levy
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