Journal d’un peintre - à propos du livre de Bruno Mathon, Et puis, et puis encore
Bruno Mathon, Et puis, et puis encore, éd. impeccables, février 2016, 80 pages, 18 €
Un objet s’est mis en mouvement dans la matière de l’oubli (…) cet objet mental, surgi d’on ne sait où…
Bruno Mathon
Ainsi, deux mondes se rejoignent, comme dans le miroir circulaire que Van Eyck a suspendu derrière le portrait des Arnolfini, le monde des vivants de haute stature, constructeurs de cathédrales et tailleurs d’images, le monde magique de l’infiniment petit.
Henri Focillon, Vie des formes
En couverture du livre Et puis, et puis encore, un écureuil (reproduction d’un tableau de Bruno Mathon, qui est peintre aussi) surgit d’une forme ocre et noire, un crâne entre les pattes, et nous fixe : s’agit-il d’une métaphore, sachant que l’écureuil est le symbole de la vivacité, de la prévoyance (jadis, le blason de Nicolas Fouquet) et le crâne, le siège de l’âme, l’homologue de la voûte céleste ? L’irruption de l’écriture est particulière chez un peintre. Ici, la situation géographique correspond à celle de la psychologie de l’artiste qui s’y projette sans souci de chronicité, et qui « y vis hors des regrets et sans souvenir, dans un présent toujours répété ». En contraste avec ce que l’auteur nomme « l’acte irraisonné de peindre », les lieux d’habitation eux sont stables. La présence des animaux, du roitelet au scorpion, se juxtapose avec les phénomènes de variations de lumière, traités comme des apparitions. Les interrogations du peintre, entrecoupées de visions, jalonnent cette sorte de journal de bord, et je pense à L’heure du loup (Vargtimmen de Bergman, 1968) : « A trois mètres, entre la cheminée et la fenêtre, un écran s’illumine, cinq personnes immobiles me regardent (…) Leurs yeux anormalement obliques leur font un regard aigu, cruel et fascinant ».
L’on ne sait si le décor est un rêve, un tableau dans le tableau, le fruit d’une hallucination. Dès les premières pages, Bruno Mathon dessine le paysage, le remplit de flore et de faune. A l’instar du roman gothique ou fantastique, l’on s’attend à quelque rencontre surnaturelle car une inquiétude domine, tapie. Ou bien aperçoit-on l’antre de la belle au bois dormant, où seul le prince peut accéder, la forêt comme un masque et une barrière s’ouvrant devant lui et se refermant derrière lui pour le pousser plus avant vers ce qu’il cherche avec passion ? Les personnages sont des arbres, parfois des bêtes. La peinture se fait cosa mentale, dessins et couleurs étant suggérés par quelques détails. L’idée sous forme de projection, d’image, prime d’abord. L’image flotte à l’instar de la pensée, fluide comme un ectoplasme, la saisir et la restituer dans un tableau est un phénomène en soi. Matière et mémoire entretiennent une liaison subtile et composent l’imaginaire du peintre, ses allégories personnelles. Je songe à Baudelaire et à la chimère, au poète qui se demande où il va, poussé par un « invincible besoin de marcher (…) sous la coupe spleenétique du ciel ».
Certains passages du récit me rappellent aussi ce film américain où l’achat d’un vieux miroir déclenche un événement surnaturel, le miroir s’avérant détenir un secret redoutable. Et celui qui s’y regarde se voit mêlé à un crime, s’y duplique et se perd dans son reflet infernal. La pièce reflétée dans le miroir n’est plus celle de son propriétaire, mais un espace autre, inconnu. Tout comme dans Et puis, et puis encore, des scènes se superposent, depuis « une cheminée de brique, sans feu » jusqu’à apercevoir « quelqu’un dans le fauteuil ». C’est l’histoire d’un reflet, à la fois au sens physique du terme, le renvoi d’une figure – un double (?) –, et d’une représentation mnémonique. De nombreux termes découlent du temps, formant un champ lexical. Il s’agit peut-être pour Bruno Mathon de réfléchir à l’énigme de la durée, aux couches superposées des cycles et des âges qui définissent l’être, en « archéologue [qui] fouille partout ». Une énumération de couleurs les plus rares – teinte gris-rose, ventre de tourterelle, glacis de garance, rouge tonitruant – recouvre et guide cet univers.
L’œil-caméra projette des lambeaux de scènes où de curieux personnages s’agitent puis disparaissent hors champ. Cela me fait songer à la déambulation irréelle des invités de L’année dernière à Marienbad (1961), qui voguent d’un plan à l’autre, évanescents jusqu’à l’inexistence. Le son est également présent dans ces fragments de récits, avec les chants d’oiseaux et les bruits de la ville, diurnes puis nocturnes. Les animaux guident les enfants et la prostituée a le « regard d’une mouche géante ». Notons cette belle figure oxymorique, « la lune est pleine, ronde comme un soleil nocturne », et cette jolie définition du poète : « Ce qu’il cache le mieux, sa folie, est plus difficile à saisir ». Puis, ce rappel d’une femme aimée : « Les ombres des feuilles du citronnier bougent sur son visage (…) la vie du rêve commence ». Bruno Mathon est ainsi tour à tour hanté et terrassé par des images, des présences matérielles et immatérielles. Les séquences se mélangent et se juxtaposent au rythme des péripéties du destin, et nous faisons des bonds dans le temps. Je constate une certaine forme de correspondance, typologie relevée par R. Barthes [in J.M. Schaeffer, Lettres à Roland Barthes], avec « la place de quelqu’un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre, [l’objet aimé] qui ne parle pas ». Bruno Mathon (re)dialogue avec les acteurs d’un passé qui ne lui appartient plus ou qu’il (ré)invente, et les protagonistes y occupent un temps paradoxal.
Je conclus cette courte étude sur Et puis, et puis encore, ouvrage à la recherche d’une plénitude rêvée mais déjà perdue à cause de l’installation de la mort au creux de la vie, par ces phrases de l’auteur : « Le sujet s’abolit en une seconde (…) j’ai peint la mort du sujet. (…) Dans le creux laissé par l’amour mort brille cette image hallucinatoire ».
Yasmina Mahdi
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