Journal 1954, Léopold Tyrmand (par Yasmina Mahdi)
Journal-refuge,Varsovie 54
Léopold Tyrmand, né en 1920, avait trente ans lors de la rédaction de ce Journal 54. Après un parcours très difficile et héroïque, rescapé d’un camp d’extermination nazi (dont sa mère sera la seule survivante de sa famille), appartenant à une famille juive « assimilée » (l’adjectif est celui du communiqué de presse), des geôles du NKVD et du travail forcé en Allemagne (STO), il collabora à plusieurs revues et quotidiens, sans hésiter à écrire des articles personnels, ce qui lui valut une grave mise à l’écart, une interdiction de publier et une expulsion de son logement en 1946. Léopold Tyrmand, dans ce journal, consigne de nombreux événements, cite les personnalités en vogue tout en pointant les dérives et les manipulations d’un parti unique, coupable, selon lui, « d’un sabotage de la pensée ». Ce journal est un partage émouvant avec ce qui a été et n’est plus – une œuvre posthume –, un récit édifiant en bien des points car il nous apprend les finesses et les douleurs d’une existence bohème, nous permet la découverte d’un pays, de sa mentalité et de ses préoccupations. Nous cheminons à rebours, main dans la main, avec l’auteur dans sa pleine jeunesse, nous nous sentons familiers de ses confidences, et même si nous ne connaissons pas Varsovie, la force de son écriture nous campe cette capitale et ses alentours avec une vérité quasi photographique, entre, ce que nous assure Tyrmand, « clairvoyance et expérience ».
Ainsi, l’on peut suivre la chronologie de l’implantation du catholicisme avant et après le nazisme, puis durant la période communiste, le déchaînement et encore les sévices de la propagande antisémite. L’on découvre la survie et la mort des revues, les noms des poètes, des romanciers, universitaires et traducteurs – certains partisans du régime en place, d’autres adversaires, exilés ou déportés. Cependant, existe-t-il une différence notoire de la réalité de la presse d’alors avec celle de notre époque, décrite ici par l’auteur, celle de la « soudaine popularité à un torchon » dont « 95% du journal est une imitation de la presse de boulevard et de divertissement, et 5% le tribut payé à la propagande», où « il y a du sport, des récits d’aventures, des reportages sur les fêtes, les spectacles, (…) les restaurants ; des conseils pratiques, des indiscrétions » ? Ne trouve-t-on pas une certaine proximité entre des régimes politiques opposés (de droite et de gauche), avec notamment le vocabulaire technique commun du matérialisme, dont « l’efficiency » (l’efficacité), les gestionnaires, le rendement, la rentabilité, la productivité, le profit, les recettes, « la répartition des quotas », avec en plus la vision panoptique « des appareils d’écoute au sol, des écrans pour fouiller chaque mètre, des chiens, des barbelés, des fils haute tension (…) » ?
Citons une des principales découvertes philosophiques d’Althusser : « En d’autres termes, l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des “savoir-faire”, mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa “pratique”. Tous les agents de la production, de l’exploitation et de la répression, sans parler des “professionnels de l’idéologie” (Marx) doivent être à un titre ou à un autre “pénétrés” de cette idéologie, pour s’acquitter “consciencieusement” de leur tâche – soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses “fonctionnaires”), etc. ».
Le Journal 1954 forme une épiphanie signifiante, révélant une passion thymique scripturaire, euphorique/dysphorique, passant de la révolte à l’enthousiasme, de la haine au désir, de la conversation à la recherche de « la valeur morale de l’individu ». La question de l’art occupe une place importante, par exemple : « le réalisme socialiste ne se bat pas pour tel ou tel art, mais contre l’art », suggestion autoritaire que l’on retrouve dans l’art contemporain à travers ses diktats, qui concerne aussi l’écriture avec « les réunions (…) censées apprendre aux écrivains la manière dont ils doivent écrire (…) aider à bâtir des textes tout prêts à la vente ». Le combat de Léopold Tyrmand est celui d’un écrivain talentueux « contraint àl’inactivité (…) mise en œuvre par la force (…) dans un état d’aliénation forcée », face à des « petits-bourgeois » (…) « bien établis » qui se sont « mis dans la tête » d’être « écrivain, auteur » ! Tyrmand développe également une théorie intéressante, celle de l’Etat autoritaire qui a besoin du crime, de la délinquance afin d’asseoir l’exercice de son pouvoir et autoriser son injustice brutale.
Depuis « un réduit, deux mètres et demi sur trois et demi (…) envahi de livres », L. Tyrmand, acculé à la pire des conditions, celle d’un « paria », d’un proscrit, surmonte son malheur par des anecdotes piquantes, son amour du jazz, du cinéma et de la littérature. La mode et le dandysme, l’érotisme, sont pour l’auteur un défi, une subversion. Il réfléchit (fort de ses études à l’école d’architecture de Paris) sur l’esthétique, l’urbanisation, l’ingénierie et la reconstruction de Varsovie après-guerre, les formes architecturales massives imposées, sans la concertation des citoyens, critique l’ingérence de « la structure surpuissante de l’idéologie (…) dans la planification du centre-ville », immixtion qui a pour résultat de transformer les belles avenues en « ruches d’habitation » et « termitières ».
La deuxième partie de ce journal-refuge (ou journal d’une disgrâce) a le ton du roman d’Herta Müller (Prix Nobel 2009), La Convocation, de 1977, vocable utilisé par Tyrmand en polonais, « la povestka », lors de son interrogatoire par la police politique. La métaphore de la nourriture sous-tend également le texte, l’envahit, avec les descriptions de l’ingurgitation des mets les plus rustiques aux plus élaborés, les pénuries et les privations alimentaires, la boulimie et la faim, métaphore angoissante que l’on retrouve jusque dans les nourritures spirituelles et artistiques, la consommation de l’alcool et celle, sexuelle, avec des filles très jeunes… Ce qui fait dire à l’auteur de ce journal que le crime triomphe « à travers l’appareil d’oppression de l’esprit le plus brutal : les privilèges du ventre ». La franchise crue du rapporteur lui permet sans doute de se tenir à distance de son quotidien, de sa pauvreté et des compromis abjects « de l’intelligentsia polonaise ». En dépit « des proportions terrifiantes de la délinquance », de la terreur, le locuteur du journal fait preuve d’une facétie et d’un humour féroce.
Du reste, l’on peut constater une ressemblance entre socialisme et capitalisme, leur « néopositivisme » commun, le nivellement des savoirs, le contrôle des agents répressifs d’état dans la culture et les médias à partir des fameux AIE althussériens : « Nous désignons par Appareils Idéologiques d’État un certain nombre de réalités qui se présentent à l’observateur immédiat sous la forme d’institutions distinctes et spécialisées. Nous en proposons une liste empirique, qui exigera naturellement d’être examinée en détail, mise à l’épreuve, rectifiée et remaniée. Sous toutes les réserves qu’implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considérer comme Appareils Idéologiques d’État les institutions suivantes (l’ordre dans lequel nous les énumérons n’a pas de signification particulière) : l’AIE religieux (le système des différentes Églises) ; l’AIE scolaire (le système des différentes “Écoles”, publiques et privées) ; l’AIE familial ; l’AIE juridique ; l’AIE politique (le système politique, dont les différents Partis), l’AIE syndical ; l’AIE de l’information (presse, radio-télé, etc.) ; l’AIE culturel (Lettres, Beaux-Arts, sports, etc.) ». Léopold Tyrmand pointe la responsabilité de l’adhésion des cadres (ingénieurs et savants) à la patrie, à l’idéologie dominante, les taxant de « positivisme naïf », un peu comme chez Kafka où l’individu n’est plus qu’une simple pièce d’un rouage monstrueux, manipulé et dirigé, subordonné et anéanti. Le narrateur du Journal 54, mort en 1985, n’a pas assisté à la poursuite de l’histoire de son pays, réécrite de façon ultranationaliste et cléricale, à l’anticommunisme négationniste allant, de la part des autorités polonaises, jusqu’à vouloir gommer la mémoire, le nom des résistants antinazis.
En d’autres termes, l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ». Tous les agents de la production, de l’exploitation et de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquitter « consciencieusement » de leur tâche – soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »), etc.
Yasmina Mahdi
Journal 1954, Léopold Tyrmand, éditions Noir sur Blanc, janvier 2019, trad. polonais, Laurence Dyèvre, 560 pages, 26 €
- Vu: 1946