Journal, 1908-1943, Käthe Kollwitz
Journal, 1908-1943, Käthe Kollwitz, mars 2018, 310 pages, 25 €
Ecrivain(s): Käthe Kollwitz Edition: L'Atelier Contemporain
Käthe Kollwitz l’irréductible
A peine âgée de seize ans et lorsqu’elle dessine des ouvriers – inspirés par des poèmes entendus lors de ses dérives dans les quartiers déshérités de Königsberg – et que ses parents lui demandent plutôt de créer de « beaux sujets » de dessin, elle leur répond : « Mais ils sont beaux ». Elle demeurera toujours dans une telle thématique, confirmée par sa lecture du pamphlet de Max Klinger en faveur du dessin, Peinture et Dessin.
Pour la jeune artiste l’art est une arme. Et Käthe Kollwitz n’a cessé de lutter. Elle fut par exemple membre de l’organisation artistique de Berlin, elle travaillait aussi pour l’association internationale d’aide aux travailleurs (IAH) et fut néanmoins la première femme à faire partie, en 1919, de l’Académie des arts prussienne. Elle n’appartenait à aucun parti mais se considérait elle-même comme socialiste.
Plusieurs de ses sculptures se trouvent dans l’espace public, comme celle de Kollwitz Platz, à Berlin ou celle du Cimetière militaire allemand de Vladslo, Belgique. Ma plus connue reste La Mère et son fils mort, placée dans la Neue Wache de Berlin. Käthe Kollwitz est devenue une sorte de modèle absolu de la représentation de la pauvreté, de la souffrance et de la mort, thèmes récurrents de son œuvre.
Son journal est la première édition d’écrits de cette artiste en France. Plus que de commenter ses œuvres, il donne des profondeurs de vue sur sa vie, de la femme et mère crucifiée mais aussi de l’artiste engagée qui ne cesse de travailler sur les problèmes du prolétariat et demeurera toujours très influencée par les livres de Zola – notamment Germinal.
Dès l’arrivée en 1933 du National Socialiste, sa vie se complique. Son existence et son œuvre sont menacées. Elle est interdite d’exposer en 1935 et fait face à des menaces de déportation par la Gestapo. Son Journal accompagne en sourdine sa lutte et son combat contre les nazis mais aussi pour le féminisme.
Käthe Kollwitz ne se lave jamais les mains face à ce qui se passe autour d’elle. Elle tente de faire ouvrir les yeux par son œuvre, son engagement. Artiste géniale, ses portraits comme ses statues et ses mots biffent, raturent, scellent, portent au cœur. Elle montre l’Interdit ou l’Impossible. Et annonce par avance la phrase de Derrida dans Schibboleth, « Comment dater autre chose que cela même qui jamais ne se répète ? ».
Son journal refuse toute emphase et lyrisme. Ses mots et son regard sur les divers moments, sous des lumières différentes, grattent, raclent ses blessures, ses colères dont elle ne dit néanmoins que l’essentiel. Quoiqu’intime ce journal n’est pas celui de l’épanchement. Il est à l’image de ses œuvres, leurs crissements, leurs stries, leurs arêtes. La bête y rode, les êtres sont cloués au pilori de leurs humiliations. L’art résolument en noir et blanc s’y veut l’apport inespéré d’une aide à l’irréductible humanité spoliée.
Jean-Paul Gavard-Perret
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