Joseph, Marie-Hélène Lafon
Joseph, août 2014, 144 pages, 13 €
Ecrivain(s): Marie-Hélène Lafon Edition: Buchet-Chastel« Ecrire ça commence comment ? J’ai attendu longtemps. J’avais trente-quatre ans, c’était à l’automne 1996, et j’ai eu le sentiment de manquer ma vie, de rester à côté ; j’étais comme une vache qui regardait passer le train et les vaches ne montent pas dans les trains. Je me suis assise à ma table et j’ai commencé à écrire… ».
Depuis ce moment, et depuis qu’un éditeur a pris ses mots en estime, Marie-Hélène Lafon n’a quitté ni l’écriture, ni son éditeur. Tenace et fidèle.
En septembre 2014, paraît Joseph, toujours chez Buchet Chastel.
« Mes livres viennent du pays… de ce coin du monde de la vallée de la Santoire… des pays frappés, évidés, récurés… des lignées finissantes des miens… des attachés, des empêchés d’aller ailleurs, comme l’écrit Ramuz dans Salutations. Je n’écrirais d’abord et avant tout que de ça, que de là-haut, pays perché perdu, tondu… ».
Marie-Hélène Lafon est fidèle à ses « pays ».
Joseph s’inscrit dans cette continuité. L’auteur écrit sur son terreau natal. Toujours le même lieu. Toujours la même quête : donner corps et voix aux invisibles. Joseph, le personnage éponyme est « une figure » de son paysage. Il est, lui aussi, un de ces Derniers Indiens. Il est ouvrier agricole. Depuis l’âge de seize ans, il s’est loué à des fermiers propriétaires. La famille où il vit maintenant sera probablement sa dernière place. En tout cas, il l’espère. Avec le machinisme galopant, son métier disparaîtra, trop cher, pas assez rentable. C’est ce qu’affirme le fils du patron qui gère la propriété. Le père décide de l’actuel, le fils anticipe l’avenir. Depuis qu’il a quitté sa famille, Joseph n’a plus de chez lui. Il finira en maison de retraite. Il le sait et l’accepte comme un destin normal. Il a déjà fait toutes les démarches.
Le roman débute sur une description physique détaillée qui campe la silhouette du personnage en quelques traits qui le caractérisent. D’abord ses mains, des mains de travailleur qu’il a appris à soigner, les poignets, puis, on descend vers ses pieds chaussés, dès qu’il est à l’intérieur, dans des pantoufles solides.
Joseph est un conservatoire des us et coutumes, une « réserve » mémorielle, un témoin. Il parle peu mais il voit tout, il enregistre tout et l’auteur lui prête sa voix, détaillant tout ce qu’il connaît, tout ce qu’il entend, tout ce qu’il ressent. Mais dès qu’on s’éloigne de son territoire, sa mémoire défaille. Il a cinquante-neuf ans quand son histoire nous est contée.
Dans sa vie, le temps se déroule avec une obsédante régularité. Pourtant, il a vécu. Il a une famille, il a même été le fils préféré de son père Raymond qui curieusement porte le même prénom que le chien de ses patrons, ce qui a bien étonné Joseph. Il a connu l’école, il n’y a pas brillé sauf en calcul mental où il est imbattable, il a connu les moqueries des autres élèves. Il a connu le travail de la terre très jeune, le soin des bêtes qu’il respecte. Il sait faire prospérer tout ce qu’il entreprend, il est compétent et soigneux. Il a connu plusieurs patrons, des bons et des moins bons, des sérieux et des plus désinvoltes, des attentifs et des plus négligents. Il a connu plusieurs familles, plusieurs façons de vivre, de considérer les hommes et les bêtes. Il a eu une voiture, il a aimé une femme. Quand elle l’a quitté, il a sombré. L’alcool, le fléau de ce pays qui a déjà tué des copains, qui a endeuillé des familles. Il a eu des trous noirs. On lui a retiré son permis qu’il n’a plus jamais repassé. Il a expérimenté à plusieurs reprises les cures de désintoxication. Il a rencontré une psychologue et il lui a confié, avec difficulté, un secret qui lui pesait au creux du ventre. Il a enterré son père. Il a connu l’ascension sociale de son frère, plus entreprenant, et qui ne souhaitait pas garder les pieds collés à la terre, qui s’est marié avec une femme d’ailleurs, a eu des jumeaux et a fini par emmener la mère avec lui. Et puis, il a rencontré ceux qui seront ses derniers patrons. Le patron a accepté de lui faire confiance. Et la patronne l’a obligé à se tenir.
Et, il monologue, quand le travail est plus léger, quand il est dans son lit. Il revoit des visages, il se remémore des fragments de vie des autres, ceux qui sont restés, ceux qui ont « fait famille », ont eu des enfants, ceux qui n’ont pas su ou pas pu, ceux qui sont partis pour la ville et sont devenus fonctionnaires ou commerçants comme son frère, ceux qui ont pu garder la ferme, ceux qui en ont fait une résidence secondaire. Il y en a même qui ont côtoyé, par les hasards de leur vie, le monde des chanteurs de variétés et qui y ont fait fortune. Et il rumine, Joseph, avec les paroles du pays, avec les expressions locales. Il connaît les habitudes de chacun de ceux du voisinage, celles de ses patrons et il les respecte. Dans son travail, il tient bien sa place, dans la maison, il se tient à sa place. Il aime les bêtes presque plus que les gens mais il ne le manifesterait jamais. Joseph, c’est un taiseux, il est le grand silencieux. En vieillissant, parfois, il sent que son corps fatigue mais il lui résiste. Il pense souvent qu’il connaît mieux la vie des gens alentour que celle de sa propre famille. D’ailleurs, il se dit que de famille à lui, il n’en a plus. Il ne possède presque rien sauf la valise de l’oncle où il garde tous ses maigres trésors et l’argent économisé pour ses obsèques.
Et le récit se clôt sur la mort de la mère. Une fois de plus, rien ou si peu ne sera exprimé. Mais nous sommes embarqués dans ce moment et dans l’émotion qu’il suscite en nous.
Marie-Hélène Lafon a le talent de nous faire pénétrer des lieux, tout sens en éveil, de restituer une expérience, des personnages, une atmosphère, une histoire, des expressions locales. Et nous vivons grâce à elle dans la tête de Joseph.
Proust écrit : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie réellement vécue, c’est la littérature ». Et Flaubert, que Marie-Hélène Lafon considère comme un de ses maîtres, d’ajouter : « Le style est une manière absolue de voir les choses ». Dans Joseph, l’auteur joint les deux : elle donne consistance et épaisseur à un personnage de papier, qui sans elle n’aurait pas eu d’existence, avec une voix tout à fait singulière, ce que l’on appelle « un style ».
Sa langue est tributaire du monde d’où elle vient. Elle en a la rudesse et la puissance, la précision méticuleuse, la poésie aussi. Elle en trace l’épure pour que la phrase tienne debout. Elle emprunte des expressions transmises sans exotisme. Elle traduit en images des odeurs, des couleurs, des sensations, des sentiments enfouis qu’elle ranime. Pas de bavardage. Le lecteur ne doit pas chercher dans ses romans une vérité biographique mais une justesse émotionnelle sans fioriture. La seule qui compte en art. Elle ne se prive pas de glisser dans ses livres des clins d’œil discrets à ses maîtres et en premier à Flaubert. Elle donne le nom de ses personnages aux siens : Le prénom de Félicité sera donné à la mère, Madame Aubain à la patronne de celle-ci et Charles à son fils. Joseph, tout en discrétion et en dévouement, ne serait-il pas le pendant masculin de l’héroïne d’Un cœur simple ?
Marie-Hélène Lafon sélectionne, taille, rabote pour aboutir à une « écriture à l’os » dit-elle. Par une mise en ordre parfaitement subjective, un jeu d’artifice, elle parvient, à nous faire oublier que l’œuvre est constituée d’un assemblage de fragments d’éléments impressionnistes, de compressions et d’extension. Par un travail rigoureux elle aboutit à un effet de réel. Puis, dans ses mots, une alchimie s’opère de la vie à la poésie et nous approchons une réalité autre. Une magie se produit et Joseph devient un ami familier pour qui nous éprouvons tendresse et estime car il a « de l’honneur ».
Dans Joseph, nous retrouvons le regard de Marie Hélène Lafon, celui qu’elle nous a offert dans Album et dans Traversée.
Ces livres sont pour elle un moyen de se séparer du lieu d’origine sociale et culturelle, sans chirurgie, juste une façon de l’intérioriser par la force de la langue. Elle dit elle-même : « Je voudrais que mes livres ne mentent pas, ou qu’ils mentent vrai, juste, comme on dit sonner juste ».
C’est étrange comme l’expérience de ces personnages, silhouettés dans Joseph, si loin de nous parfois, nous paraissent si proches et nous embarquent. Comment l’expliquer ? Finalement, ne retrouvons-nous pas en eux le plus profond de notre humanité ? Ne ressentons-nous pas « la vérité » du regard de l’auteur ? Sans que nous le percevions ne tournons-nous pas chacun autour d’un point fixe ?
Une vie n’existe que si on en fait le récit. Et ces vies que Marie-Hélène Lafon relate « méritent quelques égards ». Alors, lisons très vite ce roman où se déroule la vie de joseph et ne boudons pas notre intense plaisir de lecteur.
Pierrette Epsztein
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