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José Ortega y Gasset, Penseur de l’Europe, Béatrice Fonck (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 03.06.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Essais, Les Belles Lettres

José Ortega y Gasset, Penseur de l’Europe, Béatrice Fonck, Les Belles-Lettres, 2023, 478 pages, 25,90 €

Edition: Les Belles Lettres

José Ortega y Gasset, Penseur de l’Europe, Béatrice Fonck (par Gilles Banderier)

 

Autant un lecteur relativement cultivé n’aurait guère de difficulté à citer un philosophe grec, français ou allemand, autant il serait en peine de nommer un penseur espagnol et, s’il y parvenait, prononcerait probablement le nom de José Ortega y Gasset (Vivès, le contemporain d’Érasme, étant à peu près – bien qu’à tort – oublié). Ortega eut en commun avec Vivès d’avoir vécu une partie de son existence hors de son pays natal (celui-ci repose d’ailleurs à Bruges, après avoir enseigné en Grande-Bretagne et mené la vie gyrovague des humanistes).

Ortega y Gasset (1883-1955) n’est pas tout à fait inconnu en France : même si un projet d’Œuvres complètes traduites (aux éditions Klincksieck) a fait long feu, il existe des ouvrages de synthèse, comme ceux d’Alain Guy (Seghers, 1969) et de Juan Manuel Monfort Prades (RBA, 2016 : il était possible de l’acquérir dans les relais de gare). Ortega est, dans l’ensemble, connu (mais également occulté) par un seul livre, La Révolte des masses (Stock, 1961 ; Les Belles-Lettres, 2010), alors qu’il a énormément écrit.

Cyril Connolly disait de son ami George Orwell qu’il était incapable de se moucher sans faire un discours sur les conditions de travail dans l’industrie du mouchoir. D’Ortega, on pourrait dire : sans écrire un article. La dernière édition de ses Obras completas se compose de dix épais volumes (dont certains dépassent le millier de pages). À l’instar de Raymond Aron, une grande partie de son œuvre relève du journalisme, avec tout ce que cela suppose d’adhérence à l’actualité et d’oubli sitôt cette actualité passée. Il fut un polygraphe et, comme le notait un de ses amis, Ernst Robert Curtius, « l’admiration pour la polygraphie est typiquement espagnole. Poligrafo est aujourd’hui encore en Espagne un nom très estimé et signifie à peu près “savant universel”. Par contre, polygraphe est en France une expression péjorative » (La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, 1948, chap. XVI, sect. 5) : autant dire un dilettante ou un personnage superficiel.

Ortega fut espagnol autant qu’on pouvait l’être (« Mon destin individuel m’apparaissait et continue de m’apparaître comme inséparable du destin de mon peuple », cité p.25), sans que cela l’empêche de parfaitement connaître la culture française (Descartes le fascina) et d’étudier en Allemagne. Il fut un fils de l’hispanidad, puisqu’il passa du temps en Argentine, où son œuvre connut un retentissement considérable. Une partie de ses écrits est consacrée à l’Espagne, qu’il présente (notamment dans l’España invertebrada, 1921) comme un pays en proie à un effondrement moral, politique et intellectuel complet. Cette situation donne à réfléchir. Tous ceux qui s’intéressent au concept de décadence ont à l’esprit celle de l’Empire romain, qui constitue pour ainsi dire la décadence archétypale. Mais, à bien y regarder, celle de l’Espagne n’est pas moins remarquable et spectaculaire. Voilà une nation qui domina une grande partie du monde connu (qu’elle contribua du reste à découvrir), une nation qui, avec une poignée de soudards ou de héros (c’est selon) « ivres d’un rêve héroïque et brutal », anéantit de grandes civilisations ; une nation qui inventa le roman moderne et donna en quelques décennies des poètes, des mystiques, des dramaturges de tout premier plan, avant de s’effondrer et de devenir une sorte de tiers-monde de l’Europe, une contrée pittoresque frappée par l’opprobre d’une « légende noire » qui n’a pas entièrement disparu. Dans une page fameuse, au début de la Révolte des masses, Ortega, en citant une anecdote probablement controuvée, se moquait de Victor Hugo et de ceux qui prétendent s’exprimer au nom de l’Humanité. « Cette coutume de parler à l’Humanité, qui est la forme la plus sublime et, pour autant, la plus méprisable de la démagogie, fut adoptée vers 1750 par des intellectuels fourvoyés, ignorants de leurs propres limites ». Il avait bien évidemment raison, mais on remarquera non sans perfidie que ses remarques sur l’Espagne et sur les Espagnols ont souvent le même degré de généralité abstraite.

Comme bien des intellectuels de sa génération et des suivantes, Ortega y Gasset crut en la rédemption de son pays par l’Europe, au sujet de laquelle Raymond Aron, mieux inspiré, écrivait dès 1931 : « L’idée européenne n’est qu’une idée d’économistes ou de quelques littérateurs. Elle ne vit pas dans l’âme des foules. Elle ne représente qu’un mot, à peine un concept, à aucun degré un mythe ». Ortega ne vit cependant pas venir – et l’eût-il envisagé qu’il n’y aurait probablement pas cru ou qu’il eût chassé cette idée comme un songe malsain – l’effondrement éducatif du vieux continent (que le Nouveau Monde ne se porte pas mieux n’est qu’une piètre consolation), ni que cet effondrement viendrait en grande partie de l’institution à laquelle il assignait une mission régénératrice, l’Université (p.287). Quiconque lirait la conférence d’Ortega sur « La mission de l’Université » (1930) et se rendrait ensuite, disons, dans une Faculté des Lettres, hésiterait entre indignation, désespoir et éclats de rire hystérique. De manière plus générale, il y a un abîme entre ce qu’écrivait Ortega il y a un siècle et le déclin culturel, moral et intellectuel présent. Ortega n’écrit pas seulement depuis un autre pays, mais depuis une autre planète. Il y a cependant plus grave : à l’époque où le philosophe espagnol parlait (tous les témoignages le présentent comme un brillant causeur), l’Europe était un projet chargé de promesses quasi-messianiques, alors qu’aujourd’hui, après soixante années de « construction européenne », l’échec est patent dans tous les domaines et alimente un scepticisme corrosif.

Même si une grande partie des pages qu’il a écrites sont datées, il faut néanmoins reconnaître à nombre d’entre elles une sorte de valeur prophétique. « Il est temps que le politique soit toujours à l’écoute de ce que le prophète proclame et insinue » (cité p.352). Prophète, il le fut parfois, discernant dès les années 1920 dans la culture allemande une part d’animalité qui ne demandait qu’à se déchaîner. Les rapports d’Ortega avec l’Allemagne furent profonds et durables (l’on apprend au passage que Heidegger lui demanda en 1933 d’accueillir deux étudiants juifs exclus de son université). Il préfaça la traduction espagnole du Déclin de l’Occident de Spengler et ses mises en garde contre l’esprit des Lumières font de lui un « anti-moderne », dont les pages les plus lucides méritent d’être lues et méditées. Le livre de Béatrice Fonck constitue une boussole précieuse pour s’orienter dans cette œuvre dense et foisonnante.

 

Gilles Banderier

 

Professeur émérite de civilisation espagnole à l’Institut catholique de Paris, Béatrice Fonck compte parmi les meilleurs spécialistes d’Ortega y Gasset.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).