Jolie boxe, Alice Schneider, Luc Dagognet (par Yasmina Mahdi)
Jolie boxe, Coll. Payot Graphic, mai 2019, 144 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Alice Schneider, Luc Dagognet Edition: Payot Rivages
Le cœur au combat
Alice Schneider, diplômée des Beaux-arts, et Luc Dagognet (dirigeant de Fabernol Stories) signent Jolie boxe, un album illustré de facture originale et indépendante. La figure du cœur revient de façon itérative dans les images de l’ouvrage. Des dessins d’anatomie dans lesquels courent les circuits de vaisseaux sanguins, de veines et de nerfs, succèdent à des gros plans de l’organe vital, coupé au niveau des artères, de morceaux de viande et de drôles d’excroissances, tel le long nez du Pinocchio pantin de bois. L’on pense à l’univers de l’américain Charles Burns, à ses créatures mutantes et dévastées progressivement par une curieuse hybridation. De plus, dans Jolie boxe, ça palpite et ça swingue au rythme des pulsations amoureuses ou érotiques.
Des références sont visibles, celles du surréalisme, notamment de Magritte, le visage-spectacle, de Buñuel, la coupure de l’œil, et également celles du Pop art pour la répétition en série des bouches maquillées, des rébus, des couleurs flashies et des contours noirs. Une interprétation personnelle de la dessinatrice est soutenue par les écrits de Luc Dagognet, tracés de manière volontairement enfantine et libre, colorés et joyeux – bien que le fond de l’histoire présente des côtés sanglants, sanguinolents, voire anthropophages ! Le rouge carmin du vin versé dans les verres où s’agitent des personnages minuscules, prisonniers sous globe, érubescent de l’hémoglobine, rubis des lèvres maquillées, coule distinctement sur le fond blanc, goutte de la morsure-baiser de la femme vampire, se liquéfie pulsé par les organes broyés. Puis il vire au tyrien, revient de nouveau en éclaboussant des formes plastiques discernables. Scatologie et organicité accompagnent un rêve humide, de sexe, d’amour et de vagues bleues.
L’œil a aussi son importance, sert d’appareils bizarres ou voguant en dehors du visage – « l’œil était dans la tombe et regardait Cain »… Les rencontres se font par à-coups, à deux, assez brutalement, en une espèce de gémellité, prennent l’aspect d’un combat de boxe ou d’un match de tennis. Des signaux depuis le téléphone portable ou les conduits subliminaux rapprochent deux filles, ce qui donne l’occasion à Alice Schneider de tracer de beaux portraits détaillés, des scènes pleine page à la mine de plomb. Et encore des cœurs, qui valsent, « battants », charmés », « séduits », « intrigués », « traversés d’une flèche douce », « conquis », « ramollis ». Le cœur dans tous ses états bat la chamade. De la domination du pourpre nous passons au bleu « de méthylène », au noir d’encre – taches, aplats, ombres –, aux tatouages oniriques.
La reprise du crayon à papier rappelle le carnet de croquis agrémenté du synopsis d’une trame narrative : « J’ai alors remarqué un enfant assis dans un coin de cette cavité obscure ». Le trait est direct, sûr. La nuit de l’acrylique noire charbonneuse tombe sur les personnages, et le jeu d’échec fait place à un grand récit délirant avec des clins d’œil au Baron de Münchhausen illustré par Gustave Doré, à La grande vague de Kanagawa d’Hokusai, ou encore, plus contemporaines, aux installations flottantes de Céleste Boursier-Mougenot. Des figurations hétérodoxes s’entrechoquent, des matières spongieuses. L’on appréciera « l’arbre à filles perchées » et le cornet de glaces en seins, les jeux de mots et du hasard, la déclaration suivante : « Je t’aime plus que le wifi (…) mais on ne badine pas avec un destin».
Ce roman graphique poursuit en quelque sorte l’œuvre de Chantal Montellier, par un sens commun de la dramaturgie, en plus bavard, plus trash ; finalement, loin des phylactères conventionnels des planches de la bande dessinée.
Laissons le mot de la fin au scénariste : « Rompez ! – Entendu, tu veux qu’on se retrouve où ? ».
Yasmina Mahdi
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