Jeunesse sans Dieu, Ödön von Horváth (par Léon-Marc Levy)
Jeunesse sans Dieu (Jugend ohne Gott, 1938), Ödön von Horváth, trad. allemand, Marion Roman, 155 pages, 11,50 €
Edition: Editions Sillage
Le désespoir qui suinte de chaque ligne de ce beau roman de von Horváth est d’autant plus poignant qu’il n’est pas ostentatoire, qu’il ne s’exprime pas du tout en plaintes ou invectives. Le drame historique qui se joue en fond de tableau – on devine la montée du nazisme – gronde, menace, agit sur les consciences et les actes des personnages mais en presque silence, comme un poison lent qui peu à peu détruit l’organisme, inexorable.
Le poison est dans les têtes et les discours de ces jeunes élèves du « professeur », nous n’aurons jamais leurs noms, juste des lettres de l’alphabet N. Z. T. G. W., une litanie de personnages sans nom qui donne à la présence de ces jeunes gens un aspect fantomatique, comme des ombres vides et menaçantes. Les rédactions des élèves résonnent des discours de la radio d’état, s’en font la réplique sinistre. « Tous les nègres sont perfides, lâches et paresseux ». L’effarement s’amplifie encore quand le professeur fait une remarque, pourtant retenue : « généralisation absurde » et qu’il est dès le lendemain objet de réprimandes de sa hiérarchie et du père de l’élève.
C’est la déroute des esprits, l’effondrement de la morale. Le monde du professeur devient un tunnel sans fin dans lequel toute raison, toute vérité sont exclues. Seul le football – sa petite passion secrète – est une consolation triste qui vide l’esprit.
Quand l’ailier droit prend le dessus sur l’arrière gauche et qu’il centre, que l’avant-centre expédie la balle dans l’espace vide et que le gardien de but s’élance, quand l’inter gauche soulage sa défense et relance, quand un joueur en bouscule injustement un autre ou bien qu’il a un geste chevaleresque, que l’arbitre soit bon ou mauvais, partial ou impartial, pour le spectateur plus rien au monde n’existe que le football, qu’il fasse beau, qu’il pleuve ou qu’il neige. Alors, il oublie tout le reste.
Qu’est-ce que « tout le reste » ?
Je ne puis réprimer un sourire. Les nègres sans doute.
Dans sa déconstruction progressive de l’idéologie dominante, von Horváth déplie et énonce les retombées du discours ambiant sur l’esprit de ses élèves. Comme une machine à broyer les idéaux totalitaires ont pris la place, façonnant les « disques vierges », les strates discursives se déposent dans les têtes et les cœurs et deviennent peu à peu des évidences, des énoncés incontestables, qu’on ne peut remettre en cause sans affronter de plein fouet les foudres du pouvoir et de ses sbires. Une sorte de terreur froide dans les esprits, particulièrement violente à vivre quand on est professeur, c’est-à-dire chargé de parole, d’éducation, de transmission. Comment dire le bien quand le mal se charge de vous l’interdire, avec tous les moyens de l’état ? Seule la radio, voix de son maître, peut parler pour transmettre l’ignoble.
« Est juste ce qui sert son propre clan », à en croire la radio. Ce qui ne nous profite pas est injuste. Ainsi, tout est permis : le meurtre, le vol, l’incendie, le parjure… Et non seulement tout cela est permis, mais il n’existe même plus de forfaits, pourvu qu’ils soient commis au nom des intérêts du clan ! Qu’est-ce que c’est que cela ?
C’est le point de vue du criminel.
[…] C’est une peste.
Nous sommes tous infectés, amis et ennemis. Notre âme est couverte de bubons noirs et bientôt elle mourra. Suite à quoi nous continuerons de vivre tout en étant morts.
Un camp au plein air avec sa classe pourrait apaiser un peu le professeur-narrateur. Le déplacement et la vie de groupe condensent au contraire les symptômes d’une société gangrénée par le mal. Hiérarchies secrètes dans le groupe, jeux de pouvoir et d’influence, haines interpersonnelles s’en donnent à cœur-joie. Une jeunesse sans Dieu, sans guide, sans morale. Et le meurtre qui survient résonne comme un point d’orgue à l’effondrement du bien. Un meurtre lors duquel la victime a le crâne éclaté, incroyable image qui renvoie à la mort terrible de Ödön von Horváth dont il faut ici rappeler les circonstances.
En 1938, après l’Anschluss, Von Horváth prend le chemin de l’exil. Prague, Zürich, Amsterdam. Le 26 mai, il arrive à Paris. Un mage consulté le 27 lui prédit que son séjour à Paris sera décisif. Dans un rêve, il se fait écraser par un arbre dans une forêt. Le 1er juin 1938, une tornade s’abat sur Paris. Elle fait deux morts dont l’un aux Champs-Elysées, comme le rapportent les journaux : « Devant le théâtre Marigny, un arbre de belle taille était brisé presque au ras du sol et s’effondrait sur les allées. Une branche maîtresse écrasa un passant, qui fut tué sur le coup…
… Auteur dramatique et romancier très connu en Allemagne, M. de Horvath… ».
Et pendant ce temps, dans son pays, son personnage voit encore cette scène : La ville était toute tendue de banderoles et de drapeaux. Dans les rues défilaient […] les garçons qui souhaitaient la mort de tous les nègres, les parents qui gobent les mensonges inscrits sur les banderoles. Et ceux qui ne les gobent pas défilent tout de même. Des armées de faibles commandées par des crétins. Tous au pas cadencé.
Léon-Marc Levy
Ödön von Horváth est un dramaturge et romancier de langue allemande né le 9 décembre 1901 à Sušak, un quartier de Fiume (ancien nom italien de la ville désormais croate de Rijeka) et mort accidentellement le 1er juin 1938 à Paris.
- Vu : 1985