Jésus kill Juliette Éloïse, Jacques Cauda (par Murielle Compère-Demarcy)
Jésus kill Juliette Éloïse, éditions Douro, Coll. La Diagonale de l’écrivain, juillet 2021, 84 pages, 15 €
Ecrivain(s): Jacques CaudaQue le lecteur ne s’y méprenne pas, Cauda n’aurait pas commis (au regard de la convenance, ici langagière) une « faute » de plus sur son tableau de peintrécrivain, en se rendant coupable d’une faute de conjugaison dans le titre de son nouvel opus là où la langue anglaise nous oblige à mettre un -s final au verbe conjugué à la troisième personne du singulier. Mieux que cela, voire savoureux, exquis : c’est bien délibérément que Cauda s’est empressé de plonger sa main dans l’exécution de cette faute, avec une élégance d’esprit espiègle et une préméditation digne des grands maîtres. L’absence du -s final dans le verbe du titre, en effet, s’exprime par son absence pour moult raisons aussi perspicaces que malicieuses : d’abord la volonté de l’auteur de jouer avec le verbe anglais kil qui en argot désigne le litre (un kil de rouge puisque l’opus est le journal d’un alcoolique) ; puis la volonté que l’on entende par homophonie Jésus crier (Jésus kill/Jésus crie) ; enfin Cauda souhaitait qu’il y ait une faute (en anglais) puisque Juliette est « prof d’anglais ».
Le titre est par conséquent, dès le seuil du livre, une entrée où beaucoup de choses cachées retentissent… Donc, détracteur, « faites-vous loin et silence », l’auteur possède la force de ses moyens pour nous embarquer dans l’une de ses nouvelles histoires à la Sade, dont l’originalité ne cesse de fuser aussi violemment que l’auteur des Prospérités du vice ne cesse de nous déjouer de nous-mêmes et de la mascarade de nos prétendues bonnes manières.
Tout commence en 1990, nous dit le narrateur-auteur (autre particularité dudit livre), dix ans après son mariage. Fait croustillant : l’écriture intervient donc ici sur les lieux mêmes d’une désintégration personnelle (« Je suis arrivé au bout. Au fond de l’enfer qu’a été ma vie », confie d’entrée le narrateur-auteur toujours en possession de son humour noir : « J’imagine mon enterrement où je serai sans doute le seul à suivre mon cercueil ») ; l’écriture surgit au bout d’une liquéfaction à la Francis Bacon ou d’une brèche éruptive, dans-la-pleine-et-triviale-réalité à la Bataille, alors que notre anti-héros rencontre « une héroïne de roman, et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de la Juliette de Sade, la Juliette des Prospérités du vice ». À partir de cet instant, le champ des possibles est aussi indécemment ouvert qu’un sexe s’ouvre face au bouillonnement des tempéraments – le lecteur explorateur de l’univers caudesque, d’ailleurs, apprécie ces préliminaires où il saute sur l’écart fictif avec autant de jubilation que l’écrivain – tout peut arriver, tout peut survenir, et Cauda joue avec brio de ces incises dans le cours linéaire de nos vie ensorceleuses « qui agite(ent) la viande comme un alcool l’est dans un shaker » avec « une langue (celle de l’Écrire / de l’Éros) liqueur de cyprine », son phrasé nous emporte, nous prend de court, nous bouscule, free-jazz avec ses flashes, séquences avec ses riffs, par des tours elliptiques qui ne manquent pas de déplacer leur mire pour mieux nous surprendre. Le lecteur est littéralement embarqué, sans avoir pu anticiper la suite de la composition an-achronique, « surfigurative » à l’instar du courant pictural initié par Jacques Cauda puisque peindre est écrire, écrire est peindre, « peindrécrire » les mots en pastels gras sur le tabernacle originel et mystérieux, l’autel pariétaire du monde, dans le sacrilège des mains orantes qui adorent et dévorent leur proie dans l’invocation, « spontanéité et émotion en prise directe avec la main » (avantage du pastel à l’huile qui offre l’art de « conjuguer dans le même geste la ligne et la lumière, le trait et la couleur », qui renvoie au geste de l’écrivain travaillant comme le peintre face à son support, en surplomb).
Bien sûr, ce Jésus kill Juliette Éloïse ne rate pas ses rendez-vous d’art poétique sur l’acte/la boucherie d’écrire et des pépites se découvrent dans la mise en abyme des pages comme autant de clins d’œil du peintrécrivain Jacques Cauda : « Je ne peins que ce que j’aime : les femmes », répond-il à la question de savoir quelles sont ses sources d’inspirations, « des figures de femme, car la figure est au commencement de la peinture. Figure d’animaux. Lascaux. Puis figure d’humains. C’est son motif premier. C’est ce qu’elle montre avec empressement pour cacher ce qui ne saurait se montrer. À la différence de la photographie qui ne cache rien, la peinture recèle aux yeux du monde l’inavouable, le monstrueux. Ainsi toute peinture est un masque posé sur l’invisible. Toute figure est déjà une surfigure ». Cauda affirme que si la photographie relève du mythe de Diane, la peinture relève de celui d’Actéon. Diane renvoie à la chasse, et le tir à l’arc que Cartier-Bresson comparait à l’œil photographique ; « Actéon (qui a vu Diane nue) c’est l’œil qui voit ce qu’il ne doit pas voir, c’est l’œil au-delà du regard et le regard au-delà de l’œil… autrement-dit c’est l’œil du peintre qui voit au-delà des mots (qu’il a perdus puisqu’il est transformé en cerf) pour dire (peindre) ce qu’il voit… ». Jésus kill Juliette Eloïse : une folie ? – une crucifixion, une mise en croix, qui agite. Les mots giclent sur la page, dans leur immanente transcendance abyssale. Redonnent à l’image à laquelle la peinture se substitue, à laquelle le monde s’est asservi, l’affranchissement de la figure, un regard. Cauda voit et nous fait voir l’invisible à travers le masque.
Et pour revenir à notre remarque préliminaire, la beauté caudesque ne réside-t-elle pas – à l’instar de ces beautés apollinariennes relevées par Aragon dans Le Fou d’Elsa, qui débutait par ces mots : « Tout a commencé par une faute de français » – et plus généralement dans l’incorrection même ?
Murielle Compère-Demarcy
- Vu : 1373