Jérusalem, William Blake (par Marc Wetzel)
Jérusalem, William Blake, Arfuyen, mai 2023, édition bilingue, trad. anglais, Romain Mollard, 192 pages, 17 €
« Quel est ce talent qu’il ne faut point cacher sous peine d’être maudit ? » (p.141)
(« What is that Talent which it is a curse to hide ? »)
Comme dit Spinoza, « l’homme pense ». Il est, parmi les vivants terrestres, celui qui cherche à se représenter comment s’y prend ce qui se passe, et à quoi joue le réel. C’est l’être qui se représente les causes possibles, et les fins permises. C’est à ce titre que l’homme, comme il est localement seul coupable de toute dysharmonie terrestre (comme le prouve notre crise écologique majeure), est aussi responsable globalement de l’harmonie universelle – étant seul, de l’univers connu, à pouvoir l’observer et la mesurer. Et, responsable, il l’est collectivement et rationnellement : il y a, pose Blake, une Humanité universelle (« Albion ») car l’espèce humaine pense par (et pour ?) tous ses membres. Les hommes (individus comme sociétés) ne pensent que les uns par les autres, et cette pensée (malgré erreurs, mensonges et illusions) est comme un dieu parmi les choses : elle est, parmi elles, comme Dieu, à la fois dans le temps et au-delà de lui, absolument simple et juge de toute complexité, le premier des êtres et par-delà l’être.
Pour Blake – comme pour tout le courant illuministe (Boehme, Swedenborg, Saint-Martin…) – deux convictions centrales : d’abord il serait absurde d’expliquer l’homme par les choses, puisque l’homme est le seul être à pouvoir s’expliquer les choses (donc expliquons hardiment les choses par l’homme, résumé inspiré d’univers !) ; ensuite : il est inutile de saisir Dieu hors du meilleur des hommes et de leur histoire, puisque même une aliénation de l’homme à ce qui le dépasserait serait encore de sa seule initiative (l’indépendance de l’Absolu dépendrait de notre renoncement même). Conséquence : le divin sensé ou utile se réduit à l’Humanité universelle, car elle concentre, évalue, relance et oriente à elle seule l’inventivité de l’Univers, son génie poétique. Même et surtout si Dieu vient mourir en elle :
« Jésus dit : “Aimerais-tu quelqu’un qui n’est jamais mort
Pour toi, ou mourrais-tu un jour pour quelqu’un qui n’est pas mort pour toi ?” » (p.159)
Le sort même du divin se joue alors dans les trois dualités essentielles à l’espèce pensante : la dualité homme/femme ; la dualité de l’innocence enfantine et de l’expérience adulte – l’innocence est sans expérience, l’expérience est sans innocence ; l’opposition, enfin, de la raison et de l’imagination (la raison est calcul du nécessaire, l’imagination est figuration du possible – avec leurs limites respectives : l’objectivité de la raison exige sa neutralité, son indépassable impersonnalité ; la fécondité de l’imagination implique sa partialité, son indépassable engagement affectif).
Blake, qui aime dramatiser et « incarner » les forces en jeu dans l’aventure humaine, nomme « Albion » (couleur locale, donc, mais lumière globale !) cette Humanité Universelle ; la voit se diviser en un pôle masculin (qui met la vie au service du moi – pour pouvoir se rendre le monde vivable) et un pôle féminin (qui met l’esprit au service de la vie, pour se faire gardienne et garante de la forme humaine) – « I cannot put off the human form » (Je ne peux abandonner la forme humaine), dit Jérusalem, p.72 – ; la voit se déchirer entre les deux seules synthèses possibles d’innocence et expérience : le pardon – qui pour Blake est Jésus – comme gracieuse remise des fautes, ou l’expérience offrant de rétablir l’innocence ; et la vengeance – qui est Satan –, qui est le plaisir innocent d’administrer en retour le mal, l’irresponsable remise à l’épreuve d’autrui ;
« L’injure, le Seigneur la guérit, mais la vengeance ne peut être guérie (…)
La vengeance est destructrice de la grâce et du repentir dans le sein
De l’injuste, en qui le divin Agneau est sauvagement massacré » (p.79)
la voit enfin devoir périlleusement arbitrer, en elle, entre « Urizen » (« Universe » + « Reason » ?) et « Urthona ». Urizen, l’exclusive rationalité qui ne traite chacun que comme tous les autres, et n’a pour tout ainsi que l’impossibilité d’être autrement ; Urthona, l’imagination visionnaire, qui, à l’inverse, ne singularise tout que pour se satisfaire, et ne sait faire qu’autrement.
C’est pourquoi le départ aberrant de ce livre prophétique est tout à fait strict et clair : Albion se sépare de sa part féminine divine (« l’émanation » Jérusalem), fermant les portes de sa perception à tout ce qui n’est pas calcul, exploitation et guerre ; la féminité subsistante (« Vala ») se défend de ce tyrannique abandon par les moyens du bord : la séduction (comme cruelle contre-cruauté, qui use mal de la beauté pour se venger d’un Bien qui la délaisse), l’intransigeance éthique (la Loi morale brise du dehors, neutralise de son aveugle et coléreuse rigueur, une puissance humaine que le souci de la vie n’est plus là pour arrêter),
« Ô imagination humaine, ô corps divin, je t’ai crucifié,
je me suis détourné de toi pour me tourner vers les déserts de la Loi morale » (p.79)
…l’idéal opportun de chasteté (la femme, vulnérabilisée, se refuse perversement à l’homme de paix pour ne s’offrir qu’au guerrier),
« Ô belle fille d’Albion, la cruauté est ton délice.
Ô vierge aux yeux terribles, habitante du printemps des vallées,
Instruite pour toucher la harpe, pour danser aux cercles des guerriers
Devant les rois de Canaan ; pour trancher la chair des victimes
Pour griller la chair dans le feu, pour examiner les membres de l’enfant
En de saintes cruautés, pour refuser les joies de l’amour.
Je dois me précipiter de nouveau à la guerre ; car la vierge a froncé les sourcils en signe de refus.
Parfois je maudis et parfois je bénis ta fascinante beauté » (p.137)
la religiosité d’appoint (la « religion naturelle » sacralise l’ordre naturel, y établit sa prosaïque justice d’invariance procédurale et d’égale compensation, rompant ainsi avec tous miracles, grâces et inspirations que seuls l’amour et la compassion trahis par l’homme pouvaient régir et modérer). Des événements humano-cosmiques se succèdent alors, qu’un homme voit et fait voir (dans l’écrit et le dessin), Los, le forgeron de la réconciliation, William Blake lui-même, qui dénonce l’alliance erronée d’Albion avec Vala, sauve provisoirement ce qui peut l’être dans la construction d’une ville-refuge, Golgonooza (la Cité des Arts, où la beauté peut encore dériver du bien-agir), lutte contre les Spectres (qui sont l’émanation mâle et tronquée de l’être) en faisant travailler son propre spectre contre le travail exclusif de la Raison,
« … mon Émanation divise,
Et toi mon Spectre, tu es tourné contre moi. Mais fais attention !
Je t’obligerai à m’assister dans mon terrible travail. Battre
Ces egos hypocrites sur les enclumes de la mort âpre.
Je suis inspiré : je n’agis pas pour moi-même mais par amour pour Albion » (p.49)
et travaillant lui-même à la réconciliation d’Albion et de Jérusalem – qui est, pour nous, très exacte exigence et actuelle urgence : obtenir de l’homme qu’il aménage désormais le monde, non pour le moi humain, mais pour la vie !
« … C’est le pouvoir raisonnant,
Un pouvoir abstrait d’opposition qui nie toute chose.
C’est le spectre de l’homme, le Saint Pouvoir rationnel,
Et sa sainteté enferme l’abomination de la désolation.
C’est pourquoi Los demeure à Londres, construisant Golgonooza
Et oblige son Spectre à travailler prodigieusement. Tremblant de peur,
Le Spectre pleure mais Los reste insensible aux pleurs et aux menaces.
“Je dois créer un système, ou bien être esclave de celui d’un autre homme ;
Je ne veux pas raisonner et comparer. Mon rôle est de créer” » (p.53)
On comprend alors comment Blake est réputé fou, et pourquoi il ne l’est pas. Il n’a probablement pas surestimé l’imagination, qui n’amène à la présence sensible que du virtuel, que ce qui ne peut bénéficier de cette présence hors de l’imagination (aucune faculté ne peut se passer de l’imagination, et c’est une alliée qu’on sait ingénieuse, mais encombrante et peu loyale) ; mais, après tout, la raison elle-même ne peut amener à la relation intelligible que ce qui est d’abord en elle, et son saut technique dans le concret est aussi périlleux que l’est le saut artistique de l’imagination en celui-ci. Bien sûr, ce poète est un visionnaire : mais qu’un illuministe soit illuminé ne peut surprendre. Blake, croit, c’est vrai, à un monde des esprits, où ceux-ci invisiblement, dialoguent et commercent. Kant lui donnerait tort, comme il a donné tort à Swedenborg : la réalité de l’esprit humain (nous concevons, jugeons et raisonnons – c’est un fait !) n’implique pas, estime Kant, l’existence de réalités spirituelles, c’est-à-dire ne prouve en rien l’appartenance de l’homme à un monde plus large des esprits (un monde d’êtres immatériels et simples, qui agiraient dans l’espace sans y être contenus, et dans le temps sans y être soumis) : s’il y a une unité des êtres raisonnables, elle est, ajoute Kant, seulement idéale et morale, et non réelle et spirituelle. L’ironie de Kant (jeune, il n’en manquait pas) dans ses Rêves d’un visionnaire (de 1766, que Blake a pu lire) est féroce : l’intuition d’un autre monde, estime-t-il, ne semble se faire qu’au prix d’une partie de notre intelligence de celui-ci (« les visionnaires, plutôt que demi-citoyens de l’autre monde – comme ils prétendent l’être – sont plutôt résidents à part entière des hôpitaux de celui-ci », Pléiade, Œuvres I, p.563), mais atteint davantage Swedenborg que Blake, car, pour ce dernier, la société des esprits n’a de lieu significatif, on l’a vu, que dans l’humanité universelle, et non, comme pour le premier, dans le Ciel des morts. L’homme a donc au moins un probant exemple de cause spirituelle : celle qu’il est ; et un crédible modèle de force spirituelle : celle qu’il exerce. Ainsi, l’objection de Kant (le commerce des esprits n’œuvre à rien puisqu’il émane lui-même d’un « cerveau désoeuvré », id., p.592) tombe devant le cerveau si spectaculairement œuvrant de Blake, c’est-à-dire : actif (« He who desires but acts not, breeds pestilence »), ardent (« He whose face gives no light, shall never become a star ») et héroïque (« If others had not been foolish, we should be so »). Blake renvoie subtilement Kant au miroir de sa narcissique finitude (« Celui qui voit l’infini dans les choses voit Dieu ; celui qui y voit la Ratio ne voit que lui-même ») et la formidable chance que la traduction de cet ouvrage nous offre de méditer sur le plus grand livre prophétique de William Blake ouvre, lucidement (!), notre désir sur un Infini dont il ne se rêve pas (catastrophiquement) aimé en retour, mais dont il aime surtout (visuellement et littéralement) partager le rêve. Et qu’importe même si son irréalité prophétique est fausse, tant toujours ce génial poète va « donnant un corps à la fausseté pour qu’elle puisse être rejetée pour toujours » (p.57). Comme le chante Los (p.151) :
« N’aie pas peur, mon fils, de cette mort éveillée, car elle est devenue une avec moi.
Contemple-la ici ! Nous ne mourrons pas ! Nous serons unis en Jésus.
Vas-tu accepter ce Satan, ce corps de doute qui semble être mais n’est pas,
Pour occuper le seuil même de la vie éternelle ? Si Bacon, Newton, Locke
Nient la conscience en l’homme et la communication des saints et des anges ;
S’ils condamnent la vision et la réalisation divine et vénèrent le Dieu
Des païens, le Dieu de ce monde et la déesse nature,
Le mystère, la grande Babylone, le dragon druide et la prostituée cachée.
N’est-ce pas là le signal de ce matin qui nous a été annoncé depuis l’origine ? ».
Marc Wetzel
William Blake (1757-1827). Plus de deux siècles après avoir été écrit, ce livre prométhéen qu’est Jérusalem n’avait jamais été traduit en français. Le pari de la présente édition est d’offrir au lecteur francophone le moyen d’y entrer et cheminer sans difficulté. Bilingue, elle suit strictement l’architecture du livre tout en allégeant certains développements secondaires et fournit, outre un glossaire, un ensemble de commentaires et notes permettant de s’y repérer aisément. Cette parution est une précieuse réussite.
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