Jean, un homme hors du temps, Axel Kahn, par Pierrette Epsztein
Jean, un homme hors du temps, Axel Kahn, Stock, octobre 2017, 326 pages, 20 €
Dans le récit d’Axel Kahn, Jean, un homme hors du temps, publié aux éditions Stock en 2017, on n’est certes pas pris par surprise. Dès les premières pages, on sait que le drame final est inéluctable.
Ce qui peut troubler le lecteur, c’est que l’auteur ne se contente pas de tenter de retrouver son père, de s’identifier à lui. Il va beaucoup plus loin, il endosse son corps, son costume, prend le train à sa place pour faire le dernier voyage et transcrit en son nom la relation de cette histoire familiale, de ses détours, de ses contours. Il s’empare de ses pensées, des traces écrites qu’il a laissées. Il accepte la posture risquée d’être lui, tellement lui qu’il choisit délibérément d’employer la première personne du singulier. Durant plus de trois cents pages et durant les quelques heures que durera le trajet, il sera Jean. Nous le suivrons avec une émotion qui croît au fil de son itinéraire qui sera plus intérieur et vagabond que chronologique et géographique.
Le voyage sera en fait une lente et implacable restauration d’une vie qui suit le mouvement lancinant du roulement d’un train au rythme du battement d’un cœur. Nous remontons le fil d’une lignée, depuis 1915 jusqu’au jour fatal du 17 avril 1970, comme si, dans la cabine, un projectionniste rembobinait la pellicule d’un film au ralenti à la fin d’une séance quand le noir se fait dans la salle.
Entre le conscient et l’inconscient de Jean, nous éprouvons, avec lui, la pesanteur de l’héritage, la répétition implacable d’une génération à l’autre, les lourds silences qui peuvent devenir mortifères, la place refoulée de la judaïté, sa négation même, les déchirures dans la transmission, le mensonge sur les liens de parenté, les sales petits secrets de famille qui vont entraîner des drames en cascade qui s’accumulent et qui empoisonnent son enfance.
Et pourtant, nous décelons, sous ce qui aurait pu n’être que ruine et désolation, une personnalité ouverte à toutes les expériences existentielles les plus innovantes en politique, en pédagogie, en psychanalyse, jusqu’à s’essayer à des initiatives aventureuses aux limites du raisonnable comme le fut l’emprise équivoque et inquiétante que Georges Gurdjieff eut sur lui. Nous découvrons un homme épris de liberté et d’engagements, un observateur attentif et curieux, tous les sens constamment en alerte, fasciné par la culture allemande, par la figure du Général de Gaulle – une des images, pour lui, du « Père idéal » ? Cet homme qui fut un grand séducteur, sous lequel se cache probablement le désir jamais comblé d’être aimé.
Jean a une curiosité sans cesse en éveil, ce qui le pousse à s’élancer sans cesse vers du nouveau. Il s’est essayé à tant de choix pour se décoller de la reproduction, pour rompre avec les modèles familiaux, pour résister au paraître haï, au semblant insupportable. Il s’est approché du communisme malgré sa crainte viscérale du peuple et des mouvements de foule, a été un temps exalté par la révolte étudiante de mai 68. Mais jamais il n’a pu accepter ses contradictions intérieures. Très jeune, sa lucidité exacerbée le rend trop réceptif. Il note dès 1934, dans une lettre à Millette, sa future femme, qu’il épousera malgré l’opposition de sa belle-famille profondément antisémite : « Je me méfie des emballements, des intuitions, des prophéties. Il faut garder devant le trouble du monde une absolue mesure ; s’interdire tout jeu d’imagination ; essayer de peser le pour et le contre et de comprendre, avec la plus forte volonté possible d’objectivité : l’important n’est pas de prévoir, mais d’être prêt devant n’importe quelle situation ; demeurer dans une grande réserve. S’éparpiller en discours à propos de ces évènements me paraît ridicule et odieux ». Et dès qu’il réalisait qu’il s’était fourvoyé, il s’éclipsait dans une autre direction dans une poursuite éperdue du bonheur qui l’a trop souvent mené à des impasses.
A la fin, fondée sur une accusation tendancieuse, la démission forcée de son poste de direction qu’il a occupé dans un établissement d’enseignement privé où il se sentait reconnu et apprécié, le consume. Le chef destitué éprouve un grand sentiment de trahison, auxquels viennent se greffer les refus réitérés des éditeurs de le publier. L’effondrement successif de tous ses points d’appui va l’entraîner vers une descente incontrôlable. D’échecs en échecs, l’effondrement devient inexorable : « D’un coup, j’en prends conscience, quel apparent chaos que ma vie !… Bourgeois, communiste, germanophile, résistant, intellectuel de gauche, gaulliste… Pour moitié de famille juive, opposé à toute référence communautaire, chrétien, fidèle d’un mouvement que ses détracteurs assimilent à une secte, adepte de psychanalyse… Amant insatiable et volage, idéaliste de la famille… Révolutionnaire convaincu, penseur libre en recherche éperdue de la loi… ».
Il s’est heurté à trop d’incompréhensions, à trop d’épreuves tentées et avortées, si bien qu’à un moment précis, il décide que trop, c’est trop. Il n’a plus la force psychique de résister. Et il finira par baisser les bras et à renoncer à courir après une vie qui n’a plus de sens à ses yeux.
Bien sûr le texte est arrimé à du factuel, mais ce que l’auteur a tenté dans ce parcours, en se mettant dans la peau de Jean, c’est de capter la vérité intérieure de ce père. Et c’était le plus délicat quand, comme lui, on doit faire avec un personnage aussi composite à la fois philosophe, écrivain, poète, professeur : « J’aime enseigner, j’aime transmettre. L’essentiel de ma vie y a été consacré », mari pas toujours fidèle, père pas trop souvent absent mais qui affirme pourtant : « Jean-François, Olivier et Axel sont parmi les êtres dont jamais le souci ne m’a quitté. Ils ont été les objets brûlants de mon amour, et aussi mes élèves privilégiés. Adultes, ils me passionnent ».
Comment traduire en mots cette multiplicité de facettes qui le constitue sans le trahir et sans rogner toutes ses aspérités et ses boîtes noires. Par exemple, comment énoncer, sans chercher à interpréter, le retour lancinant du mot « loi » qui revient inlassablement sous sa plume et qu’on pourrait écrire « Loi » comme dans les dix commandements comme lorsqu’il écrit quand il n’a pas encore vingt ans : « il ne doit pas être impossible de découvrir les lois qui commandent en chacun de nous de connaître et de créer ; pas impossible mais délicat et compliqué ». Et il poursuit bien plus tard : « le combat éperdu de mon existence, la quête de cette loi immanente à toute chose et à tout être… » ? Comment signifier le mot « élu » plusieurs fois écrit sans insister lourdement sur la face juive de la lignée paternelle, si profondément enfouie ? Comment réussir à introduire, dans le corps même du récit, des lettres, des poèmes, des fragments d’écrits paternels sans rompre l’unité de l’ensemble et sans que cela apparaisse comme un plaquage artificiel ? Et ce qui est impressionnant, c’est que l’auteur y arrive. Le lecteur accepte sans hésitation ces inserts comme naturels car il n’y perçoit pas de hiatus.
Axel Kahn choisit délibérément une écriture simple, lumineuse, fluide. Il refuse toute grandiloquence, toute emphase, tout cabotinage. Sa tentative fondamentale est de traduire, avec le plus de sincérité possible, l’essence de la trajectoire de Jean, son père. Il s’efforce d’approcher au plus près de cet être sensible dans son infini enchevêtrement de contradictions. C’est ce qui donne à cette exploration toute sa force et emporte notre empathie.
En début de l’ouvrage nous pouvons observer attentivement quelques portraits photographiques de ce père dans toute sa beauté énigmatique. Le récit peut commencer : « J’ai pris ma décision d’entreprendre ce voyage hier après-midi, le 16 avril 1970, et j’ai eu le temps de me remémorer les étapes de mon parcours, les images s’en sont imposées en mon esprit, des détails, des espoirs, des révoltes des joies et des désespoirs me sont revenus en pleine mémoire… J’ai écrit une ultime lettre, donné des instructions, transmis des messages. Je me sens étrangement serein… ».
Le livre se conclut par une postface du frère aîné de l’auteur, Jean-François Kahn, intitulée curieusement : Notre père : un saint écartelé entre quintessence et transcendance.
Bien avant la fin du livre nous découvrons ces mots prémonitoires : « Mon exclusion progressive d’un monde qui ne me laisse plus de place, d’un temps qui semble n’avoir jamais été le mien. Je tombe dans une crevasse d’où il me devient impossible d’observer la loi. Or, sans elle… ». Et c’est cette parole qui le poussera au désespoir, et d’en finir avec l’existence non sans donner d’ultimes recommandations à son plus jeune fils dans sa lettre d’adieu : « Sois raisonnable et humain. Bonne chance ». Signé P.
Que pouvons-nous retenir de la trajectoire de Jean Kahn ? Nous avons découvert un homme profondément révolté contre toute servitude à sa famille, aux limites imposées par la bienséance, un homme à la tête dans les étoiles, totalement inadapté à la réalité matérielle. Sa vision idéaliste et ésotérique du monde le rendait irréductible à tout ancrage. Cet homme ne se sentait jamais à l’aise dans la vie qui lui était imposée. Il se tenait sur un fil ténu, toujours à la limite de l’effondrement. Il était un grand mélancolique, rongé dans les profondeurs par la tentation du suicide qu’on peut, peut-être, attribuer au lancinant souvenir du suicide manqué de son père.
Pourtant, le lecteur ne peut qu’être fasciné par la grande lucidité que cet homme porte sur le monde politique, économique et social de son temps.
Ce récit nous emporte bien au-delà d’un simple constat. Il nous ouvre à des questions multiples. Quel sens souhaitons-nous donner à notre vie ? Comment peut-on s’autoriser à être soi tout en acceptant le quotidien dans sa banalité ? Pouvons-nous trouver une voie vivable quand nous sommes traversés de contradictions et de doutes poussés à l’extrême ? Comment pouvons-nous persister sur notre chemin de vie quand celle-ci nous plonge dans le sentiment que toute lutte est stérile ? Et, surtout, avons-nous le droit de juger nos proches ? Ou simplement devons-nous les honorer, envers et contre tout, comme le préconise le quatrième commandement ? C’est ce qu’accepte Axel Kahn car on peut considérer son ouvrage, Jean, un homme hors du temps, comme un généreux, poignant et captivant tombeau poétique.
Pierrette Epsztein
Axel Kahn, fils du philosophe Jean Kahn-Dessertenne, et frère du journaliste Jean-François Kahn et du chimiste Olivier Kahn, est né le 5 septembre 1944 au Petit-Pressigny (Indre-et-Loire). C’est un scientifique, médecin généticien et essayiste français. Directeur de recherche à l’Inserm et ancien directeur de l’Institut Cochin, il a été également président de l’université Paris Descartes (2007-2011). Il est surtout connu du grand public pour ses actions de vulgarisation scientifique et ses prises de positions sur des questions éthiques et philosophiques ayant trait à la médecine et aux biotechnologies – notamment le clonage et les OGM – en particulier dans le cadre de son travail au sein du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 1992 à 2004.
Bibliographie sélective :
Essais : La Médecine du XXIe, des gènes et des hommes, avec Dominique Rousset (Bayard Presse, 1996) ; Et l’homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne (Nil, 2000) ; Bioéthique et liberté, avec Dominique Lecourt (Coll. Quadrige Essais PUF, 2004) ; Le secret de la salamandre, la médecine en quête d’immortalité, avec Fabrice Papillon (Nil, 2005) ; L’Homme, le Bien, le Mal, une morale sans transcendance, avec Christian Godin (Stock, 2008) ; Les Âges de la vie, avec Yvan Brohard (La Martinière, 2012) ; Être humain, pleinement (Stock, 2016).
Récits : Comme deux frères : mémoire et visions croisées, avec Jean-François Kahn (Stock, 2006) ; Un type bien ne fait pas ça… morale, éthique et itinéraire personnel (Nil, 2010) ; Pensées en chemin : ma France des Ardennes au Pays basque (Stock, 2014) ; Entre deux mers (Stock, 2015) ; Jean, un homme hors du temps (Stock, 2017).
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