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Jean de Florette & Manon des Sources, Marcel Pagnol (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 27.01.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Editions de Fallois

Jean de Florette & Manon des Sources, Marcel Pagnol, chaque volume : 292 pages, 6,50 €

Edition: Editions de Fallois

Jean de Florette & Manon des Sources, Marcel Pagnol (par Didier Smal)

 

C’est un désir qui remonte à la surface, un jour ou l’autre : revoir les vieux amis, se rassurer auprès d’eux, chauffer son cœur à leur bois, comme le chantait Françoise Hardy en 1965 le temps d’une belle chanson qui disait tout, L’Amitié ; ces vieux amis, ce sont aussi des livres, lus au sortir de l’enfance, au début de l’adolescence, et depuis un peu oubliés, un peu négligés, parce qu’on se laisse prendre dans le tourbillon des relations éphémères, illusions d’une relation. Mais un beau jour, ou un beau soir, on remet la main sur les Souvenirs d’enfance (1957 à 1960, puis 1977 pour Le Temps des amours, inachevé mais aussi moins touchant) et L’Eau des collines (1963) de Marcel Pagnol (1895-1974), et ce sont six livres qui nous ramènent à un autre monde, un monde plus vrai, plus brutal et pourtant plus tendre – un monde plus désiré que vécu, il faut en convenir. Alors, nostalgie d’un âge d’or révolu, voire qui n’a jamais existé ? Non, désir du vrai, tout simplement.

L’amitié vient d’être évoquée, et il est touchant de constater que les Éditions de Fallois, qui maintiennent à leur catalogue l’œuvre de Pagnol (avec désormais de jolies couvertures signées Sempé – qui d’autre ? Buren, Combas, un quelconque tâcheron bédéaste ? ah non, pardon, l’adaptation de L’Eau des collines chez Grand-Angle, malgré quelques faiblesses inhérentes au genre, ça passe – mais est-on vraiment obligé de faire subir à toute œuvre littéraire une adaptation graphique, télévisuelle ou cinématographique ? et le pouvoir d’évocation du verbe et celui d’imagination du lecteur, on en fait quoi ?), sont sises rue de la Boétie, à Paris. Du coup, on ne peut s’empêcher de penser à la plus belle définition de l’amitié qui soit, cet émouvant « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » écrit par Montaigne lorsque mourut son ami Étienne de la Boétie. Pour en finir avec la notion d’amitié, c’est Pagnol lui-même qui la diffuse de façon posthume, puisque sur sa tombe, dans le cimetière de la Treille à Marseille, on peut lire ces mots de Virgile : « Fontes amicos uxorem dilexit » – « Il aima les fontaines, ses amis et sa femme ».

Virgile, Pagnol en avait traduit en 1958 Les Bucoliques ; Virgile, Jean Giono avait écrit un très beau texte sur cet auteur en 1947. Virgile, deux Provençaux, de l’Antiquité au début du vingtième siècle, d’hier à aujourd’hui, comme pour célébrer l’éternité de toute histoire sous un certain soleil. Car au fond, et que les latinistes et hellénistes distingués me pardonnent l’outrage, lire Pagnol et Giono ou certains auteurs antiques, c’est du pareil au même : ce sont des histoires simples, pures, qui parlent avant toute chose de l’être humain, de ce qui l’anime, de son rapport au monde qui l’environne, c’est-à-dire à la nature, et de son rapport à l’Autre, c’est-à-dire à l’amour.

Si l’on se réfère à l’Antiquité, ce qui frappe à la relecture de Jean de Florette et Manon des Sources, à quelques décennies et quelques lectures de distance, c’est à quel point les deux romans formant L’Eau des Collines contiennent tous les ingrédients d’un autre type d’écrit que les poèmes de Virgile, la tragédie grecque. Dans cette histoire d’une famille maudite, les Soubeyran, dans le tort qu’elle fait et qu’elle se fait, dans son incapacité à maîtriser sa destinée faute de se connaître véritablement, il y a quelque chose des Atréides ou des Labdacides. Il y a de la cruauté, de l’horreur (le ruban que se coud Ugolin sur le sein, et l’abcès consécutif, pas sûr que Sophocle ou Eschyle y eussent pensé – mais bon, ils ont pensé à bien pire, bien bien pire – ou plutôt : ils sont allés en quête des horreurs gisant dans les profondeurs de l’âme humaine), mais aussi une dignité absolue, un désir de rédemption – et une Manon en figure d’Antigone ? Ce serait exagéré, d’autant que Pagnol choisit de faire surgir de la tragédie une fin sublime, magnifique et pourtant comme apaisée, comme un amour tranquille qui naît et dont on sait qu’il vivra longtemps. On passe de la tragédie grecque au conte ? Oui, si l’on veut, c’est la valse des étiquettes génériques, et l’on s’en moque, car ce qui importe c’est l’histoire, c’est le désir de raconter – et le plaisir retrouvé quelques décennies plus tard de se laisser raconter à nouveau cette histoire.

Cette histoire est désormais passée à la postérité, entre autres grâce à l’adaptation qu’en a signée Claude Berri en 1986 pour le grand écran et pour la télévision : c’était il y a trente-cinq ans, une éternité, et cette distance, pour qui n’a plus vu ces films depuis cette époque, est une bonne chose – car on peut se fier aux seuls mots de Pagnol pour imaginer les personnages, dont cet ange enfantin, puis adolescent et enfin adulte (mais pas d’esprit, pas de désir, pas de vibration) qu’est Manon ; les mots de Pagnol, simples, beaux, suffisent à la voir, comme tout être, tout lieu, toute chose sous cette plume précise et sans afféterie, d’une belle et paisible poésie :

« De ces somptueux haillons sortaient ses bras bruns, griffés par les argéras et les aubépines, et ses longues jambes musclées souvent noircies par ses courses dans les bois brûlés, où l’herbe est plus riche, et où l’on trouve, parfois sans les chercher, de petites processions de morilles encapuchonnées. Des cheveux, coupés aux épaules, dorés par le soleil et séchés par le vent, formaient une épaisse crinière ; ses yeux bleu de mer brillaient derrière les boucles qui cachaient son front, et tout son visage avait cet éclat que les brugnons mûrs ne gardent qu’un jour, mais qui brille trois ou quatre ans sur les joues lisses des jeunes filles ».

Pagnol dit l’essentiel, mais sans sécheresse – au contraire, il y a de la générosité dans ses mots, et la beauté de Manon est celle de la nature – et vice-versa.

Quant à savoir s’il convient de relire L’Eau des collines aujourd’hui comme une ode ironique au retour à la terre, ce serait une grave erreur : Pagnol n’est ironique, et avec une rare tendresse, que lorsqu’il décrit la veulerie de certains habitants des Bastides face à Soubeyran, et ce roman n’est pas celui du retour à la terre, il est celui du retour aux racines, et surtout celui d’une tragédie paysanne qui en vaut bien certaines antiques ou classiques. Dans cet ordre d’idée, non, ce n’est pas un roman « provençal » (celui qui écrit ces lignes n’a jamais mis les pieds en Provence et vit en Belgique, c’est dire si le pittoresque le touche…), c’est un roman à portée universelle – qui parle d’envie, de colère, de mécompréhension, d’une certaine bassesse humaine, mais surtout d’espoir, de désir de grandeur, de joie dans la simplicité, de rédemption et, in fine, d’amour. C’est un roman sur nous, qui nous renvoie à nous. C’est un ami qui nous parle de nous, avec juste un rien de cigale dans l’accent.

 

Didier Smal

 

Marcel Pagnol (1895-1974) est un auteur, dramaturge et cinéaste français, dont l’œuvre prend place essentiellement dans sa Provence natale. Enseignant, il prend « congé de l’Éducation nationale pour cause de littérature » en 1927, au point d’en devenir Académicien en 1946. Son œuvre est toujours jouée, lue et regardée aujourd’hui, ainsi qu’adaptée au cinéma.

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.