Je, tu, il, Valère Novarina
Je, tu, il, editions Arfuyen 2012. 10 €
Ecrivain(s): Valère Novarina Edition: ArfuyenLa lecture de Je, tu, il a été tout de suite envahie par deux choses extérieures - tel que Michaux l'écrit si bien : Je cherche un être à envahir. Deux choses donc, le Relief à l'assiette de Jean Pougny (Ivan Puni, 1884/1956), et le chapitre 1 de Matthieu. Pour la première occurrence, c'est sans doute à cause de la proximité de ce tableau et de la Danseuse de Jean Arp (1886/1966), dans un catalogue d'art moderne. Car il va d'évidence que l'univers plastique du livre avec des répliques comme : "Nous mangeons le carré, le triangle, le cercle et sa courbe, et nous mangeons le point" a un rapport avec Arp. Mais cet univers semble entretenir aussi une relation significative avec le tableau de Pougny, qui représente une assiette, sorte d'auréole blanche cerclée de vert amande en relief, accrochée sur un bois de tilleul sienne rouge, sorte de repas dernier ou encore de croix, de Cène ou de Golgotha.
En second lieu, la deuxième chose forte qui vient à l'esprit, et à diverses reprises au cours de la lecture, c'est la ressemblance assez vive avec l'énumération du chapitre 1 de Matthieu, où l'évangéliste décline l'identité du Christ depuis la genèse. C'est en fait un nom qui engendre un autre nom. Cela permet de voir aussi dans ce texte de Valère Novarina le corps, l'animal, la forme géométrique, des angles, l'intérieur de l'humain, des bouches, Isaac et Abraham, et diverses épithètes, dont il faudrait sans doute dresser la liste - on sait d'ailleurs que l'écriture a été inventée pour énumérer (et qu'elle a accompagné le développement d'une nouvelle zone du cortex cérébral).
Ce livre que publie Arfuyen est illustré par le fragment d'une fresque de la catacombe de Priscille à Rome et cela dit beaucoup sur le but poursuivi par l'écrivain. Ecrire le corps devant la mort. En un sens, c'est le projet orphique qu'il faut peut-être suivre. Le lecteur, comme un architecte, pris dans le cirque de la jonglerie, se heurte ici ou là à la syncope des répliques, à l'impression de désordre et d'incohérence justifiés et va, naturellement, vers notre grand imaginaire commun des textes sources de notre culture (la Bible, Héraclite...)
Ce sont donc des paradigmes divers qui traversent la lecture - Kafka, Arp, Bataille peut-être, Deleuze avec les machines désirantes de L'Anti-Oedipe, etc. Le livre commence, par "la scène noire" et finit par "paupières, paupières !" Il n'y a sans doute aucune innocence dans ce choix, puisque l'on commence dans le noir (couleur qu'explique bien Kandinsky dans Du spirituel dans l'art), et que l'on retourne à soi, en soi, grâce à la paupière. Corps de théâtre, corps d'acteur, paupières qui ferment la pièce et scène noire qui l'ouvre.
Peut-on évoquer la théologie négative, car c'est en soi que l'on se retire derrière ses propres paupières? Est-ce l'effacement qui est voulu, par exemple dans le nom du Bonhomme Nihil, abolition du monde pour l'assomption par le verbe? Matière transfigurée ?
TU.
Je nie ce qui est ; je doute de ce que je crois ; j'ignore ce que je pense ; je ferme les yeux sur ce que je vois.
Discours de la méthode et Cogito ? Mais, là, avec de l'être ? Ou une manière pour le lecteur d'être hanté, de suivre des relations dans le continuum de l'oeuvre, et qui sait, augmenter son intériorité par l'afflux des références ? N'est-ce pas là une des visées de l'écriture, de faire augmenter, de faire croître, d'agrandir l'être ?
Ou encore :
IL.
Non non, je nie simplement je.
Action de nier, par la performation de la phrase écrite et passer par-dessus la conception hégélienne de la constitution du moi, par l'action négative d'une sorte de "niement". Activité de papier, activité de hantise où le corps suit le corps, où le je s'interpose dans le livre, énumération, cadence, mystère. Peut-on interpréter de la sorte ?
Beaucoup pourrait être dit pour expliquer en quoi ce livre est d'un intérêt supérieur. Mais laissons la parole à l'auteur pour conclure, afin de voir comment lui-même en juge.
JE.
L'esprit respire : là est le drame de la résurrection permanente.
IL.
De tous les animaux, seul l'homme porte sur soi un regard étranger.L'individu est divisible : c'est de cela que le spectateur est témoin, dans sa joie optique.
TU.
Paupières, paupières !
Didier Ayres
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