Je te massacrerai mon cœur, Philippe Thireau (par Murielle Compère-Demarcy)
Je te massacrerai mon cœur, Philippe Thireau, PhB éditions, mai 2019, 46 pages, 10 €
Composés de tankas et de haïkus, ce nouveau recueil de Philippe Thireau déroule, dans le soufre/le souffle discrètement assassin d’une renaissance biographique, sept jours de re-création/de jours ad-venus, insolites et déroutants. Terriblement curieux par la douce puissance redoutable que dégage le journal/roman de « la fille non advenue », l’héroïne de Je te massacrerai mon cœur. Fille n’étant pas advenue, cette dernière apparaît dès le « 1er jour au printemps », sur le seuil du livre, dans les frasques d’un garçonnet, « nu », d’être d’entrée dépossédé d’un amour déterminant : celui d’être désiré, celui d’être attendu
« un impossible ventre toi
advenu garçon pas fille
ainsi je fus nu
n.u. nu garçon pas fille
mais fille serai second »
B. Journal d’une fille non advenue
(1er jour au printemps, apparue je suis)
La fille non advenue meurt/naît dans la « mauvaise lumière » d’un sortilège réservé aux « entraillesensorceleuses », tuée dans l’œuf par le mauvais sort, et le « garçon » criant à sa place « hors du havre(du ventre) dévasté » crie à se faire mal une seconde fois, plié sous le poids de l’absence maternelle. Un trait de douleur unit l’advenue (manquée) à la vie (un garçon naît en place d’une fille non-advenue) et le vide laissé par la disparition de la mère (perte de la présence maternelle), celle-là qui fut adorée autant que « massacrée »
« (…)
mère ton absence
sur moi pèse kilogrammes
hors toi est la mort
que fait donc cet enfant-là,
là, qui marche à reculons ?
roses sont mes lèvres
entr’ouvertes sur le monde
rouge est mon chagrin
la colère entre les dents
siffle aux oreilles maman
(…) »
B. Journal d’une fille non advenue
(1er jour au printemps, apparue je suis)
L’ambivalence envers la mère oscille dans le champ de l’adoration et de la haine, l’amour écorché ne referme pas de sitôt les plaies ouvertes et s’en pourlèche à vie à s’en faire mal à l’être. Cette violence arrive au lecteur d’autant plus puissamment qu’elle tranche telle une provocation avec le décor d’une nature plutôt clémente. Le caractère sacré de la nature :
« neige printanière
follette virevoltante
sur l’églantier choit
frêle enfant au vent levé
embrasse la fleur nouvelle »
Id.,
concept majeur du tanka, ce « chant court » japonais plaçant l’homme dans l’univers et mettant le poète en harmonie avec ce qui l’entoure, contraste efficacement avec la situation sacrilège consistant à adorer/à haïr la figure maternelle : l’entourage naturel printanier correspond – dans le sens des correspondances baudelairiennes – avec un entourage familial perverti par une mère toxique et un père – « cet inconnu notoire » – perdu
« comment t’oublier toi
roi que je ne connus pas
éternel fugueur
toujours dans les chauds jupons
là-dessous père il fait bon ? »
B. Journal d’une fille non advenue
(5e jour père, cet inconnu notoire)
/
« (…) mère, je ne tiens point quitte
d’être ce que tu es : femme aux atours mirobolants,
femme aimante de ce petit garçon aux boucles
blondes si longtemps tripoté, chatouillé, femme
enfuie dans les draps de l’amant passager. (…)
Je te massacrerai mon cœur, tu seras à moi.
Tu disparaîtras… va, disparais maintenant, entre les
lignes de ce roman ossu tissé de haïkus, tankas.
Sept jours pour dire ce que je suis devenu hors de toi,
fille non advenue ».
Quatrième de couverture
Au sein de l’univers printanier, la mère est une « fleur fanée » et l’image de l’enfant un frémissement d’arbuste frêle (« mon insolent printemps rit / des frimas gris qui t’accablent »).
La mise en mots de la mère, sa mise à mort, dans l’arène d’une enfance trop/ou mal aimée/aimante touchent même terre originelle que la langue (maternelle) fonde en l’édifiant la totalité d’une existence. L’Écrire poétique, décliné ici en un journal/roman-déambulation d’une héroïne non advenue, met éminemment à nu des blessures restées ouvertes, des ravages, des désastres enfantés par l’« embrouilleuse magicienne »
« le miroir s’abîme
cesse de t’y promener
de le ravager
ta fille est derrière toi
sens son parfum – une fleur
mère tu me tues
range tes couteaux usés
dans le pli des heures
et demain l’aube tremblante
doucement t’emportera »
B. Journal d’une fille non advenue
(4e jour mère, femme moins)
Le motif du miroir, en correspondance avec celui de la mise en abyme comme avec la thématique du temps qui passe mais dont les stigmates ne sauraient s’effacer, donne aux reflets du passé leur éclat dans tous leurs états à la fenêtre du présent
« mère je défaille
regarder est un supplice
tant d’images essuient l’enfance
ah ! revenir à l’étoile
qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait, dis ? »
B. Journal d’une fille non advenue
(1er jour au printemps, apparue je suis)
L’image peut être boueuse, fangeuse ; enfouie ; de rémanence. La fonction du miroir va permettre de revoir un réel parfois rude ou obscur, de remuer l’oubli pour y voir plus clair à l’instar de l’écriture qui, transgressive, va faire apparaître/naître, écrit le poète, « dans mon ventre une mère. Dans (le) ventre mort (de la mère) une fille pas advenue. Mais vivante comme un fils. Moi. Te portant. Toi. Dans le ventre nu » (A. Mère, tu n’eus point de fille, qu’à cela ne tienne). Les « chants courts », tankas et haïkus, qui tissent ce journal redoutable, laissent souffle court en insufflant le vertige à la force de mots clignotants reformulant la langue (maternelle) et l’ouverture au monde au plus près de cette « porte sexuelle » dont parle Pascal Quignard, « l’impossible ventre » originel où « l’enfant » sans cesse en nous « se découvre ».
Murielle Compère-Demarcy
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