Je te laisse dormir, Edith Bruck (par Philippe Leuckx)
Je te laisse dormir, Edith Bruck, éditions du Sous Sol, 2023, trad. italien, René de Ceccatty, 320 pages, 22,50 €
Edition: Editions du Sous-Sol
Constitué de deux parties (L’hirondelle sur le radiateur, et Je te laisse dormir), ce livre de mémoire donne voix au poète et cinéaste Nelo Risi, et conjoint de l’écrivaine. Il est décédé en septembre 2015, atteint de la maladie d’Alzheimer.
Durant de longs mois, les derniers que vivra Nelo, Edith relate les moindres faits et gestes de son mari, perdu dans sa tête, isolé dans sa mémoire, devenu l’enfant qui réclame sa mère, confond jour et nuit, mêle tout, agresse, répète inlassablement les mêmes phrases, les mêmes réquisitions. L’écrivaine a l’art de confier à sa plume (puis à sa vieille Olivetti) tout ce qui fait le grain désormais de sa vie avec le vieil homme, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, entouré de ses aides familiales Olga ou Angela.
C’est à la fois un journal de maladie, un aide-mémoire, un rappel de ce que le couple a connu, durant soixante ans de vie commune, riche et heureuse.
La plume de l’écrivaine, soucieuse, méticuleuse, précise, recueille les moindres actes d’une vie désormais ponctuée de toussements, de cris, de pleurs, de gémissements, et parfois d’éclairs (rarissimes) de lucidité.
Nombre de passages poussent à sourire tant la maladie de Nelo invente au fur et à mesure des épisodes en soi comiques ou délirants. En pleine veille, il voit des fantômes qui ont plus de véracité que la présence de sa femme, qu’il ne reconnaît pas. Les nuits sont agitées, pleines de rêves, de sursauts. Il a été poète et n’écrit plus depuis longtemps ; elle, tous les jours, tient registre de leur vie.
Les scènes de violence que Nelo peut voir à la télévision le perturbent durablement et « il nous accuse d’avoir nous-mêmes raconté ces choses horribles qu’il a vues ».
Il craint les voleurs, invite trente personnes à un déjeuner, cherche les clés d’un appartement du dessus ; la vie est ardue pour Edith, qui supporte beaucoup, se plie aux diktats du malade. Des hurlements, des grossièretés assiègent la vieille dame.
Et parfois, elle cède elle-même, dépassée, excédée, aux cris.
Après une période de stérilité littéraire, Edith Bruck reprend le fil de son histoire, en redécouvre des pans entiers grâce aux lettres laissées par son mari, grâce aux photos, et leur histoire de nouveau remonte des souvenirs. Le témoignage regagne en force, elle qui se défend mal de ne plus pouvoir vivre sans Nelo. Elle évoque alors les amis littéraires (Primo Levi), les voyages (en Ethiopie), les ressauts de la mémoire (Auschwitz, son voyage en Israël), et l’encombrante compagne qu’est la solitude. Les dernières pages, où Bruck utilise le futur pour énoncer ses projets, résonnent d’une grande humanité, celle d’une dame qui, en dépit du passé cruel, a su conserver une étonnante sensibilité à tout comprendre, à tout voir.
Un livre immense.
Philippe Leuckx
Edith Bruck, née en 1931, rescapée d’Auschwitz, est une écrivaine italienne. Elle a publié de nombreux livres, poèmes, récits, pièces de théâtre. Citons : Lettre à ma mère ; Pourquoi aurais-je survécu ? ; Le Pain perdu ; C’est moi, François.
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