Je t’écris de Bordeaux, Blessures et refleurissements, Giuseppe Conte (par Marc Wetzel)
Je t’écris de Bordeaux, Blessures et refleurissements, Giuseppe Conte, Arfuyen, Coll. Neige, avril 2022, trad. italien, Christian Travaux, édition bilingue, 240 pages, 18,50 €
Quand l’auteur, depuis Bordeaux, Gênes, Dublin ou Nice, écrit ces textes, il a, à l’entrée de ce siècle, 55 à 57 ans : son corps, purement et simplement, « décline » – et quoi de plus logique, mais aussi de plus absurde, qu’un fleuriste qui se fane ?
« Mon corps toi qui déclines comme décline
l’Europe
toi qui perds de la valeur peu à peu
comme la production
d’acier et de charbon
par rapport à l’électronique
mon corps d’un demi-siècle
mon corps aux os que le radiologue
dit plus vieux que leur âge
aux ongles voûtés
en une rêche fragilité
au ventre où une graisse
odieuse pousse pour croître – toi qui étais
maigre comme les pensées les plus jeunes
comme Achille et comme Patrocle –
toi qui désormais ne peux plus te passer
chaque matin de Norvasc
comme un mouchoir dans une poche » (p.99)
C’est un homme qui accepte la vie réelle de son organisme. Il sait que son propre corps n’est pas un moteur, un container, un meuble, une cuve… mais, respectivement, son propre « mécanicien », son « docker », son « menuisier », son « vigneron » (p.65). Il se sait ainsi, même dans l’emportement érotique, responsable de son désir, tuteur de ses manques. Et il accepte (mais autrement) la vie réelle de l’organisme étreint, car la bien-aimée est, non un jouet de cire ou de cuir, mais une chair vraie (qui se fait donc obstacle à elle-même, qui se sent faillible, qui se tache et s’aigrit, en viande à destin elle aussi) payant le prix d’être désirable :
« Ton corps est le bois
de l’olivier et du noyer
il est la pulpe amère des olives
il est la myrtille qui ensanglante
il est la table qu’en vain
je rabote du travail assidu de ma main » (p.25)
L’Amour et lui – il le sait – ne mourront pas ensemble puisque le premier, lui, n’a pas d’âge (« Oh, Amour, Amour (…) vieillissons ensemble, je t’en prie, même/ si je sais que le temps passe pour moi seulement/ et que vaine est ma prière » (p.19). Il triche un peu – mais c’est pour que son cœur vive – en comparant la demeure de l’Amour dans la chair à ce sommeil intact d’un insecte dans l’ambre multi-millénaire, car la supplique lancée au premier (« Germe, défleuris et fleuris ! ») l’insecte captif n’en ferait, lui, plus rien ! Si le poète torée, encore assez confiant (parce que la bête est, logiquement, plus lente et aisée à circonvenir) le grand âge qui vient, le matador a perdu d’autant sa superbe :
« Et pour toi, Giuseppe, dans ton hiver
quels rêves te disent qu’encore
des printemps viendront, l’Amour viendra ? » (p.21)
Il ne s’excuse pas d’avoir su aimer vivre. D’abord, écrit-il, la joie ne lui était pas naturelle ; il a beaucoup « peiné » (et toute un peu longue souffrance rend injuste) pour devenir homme de plaisir et chevalier du trouble. Ensuite son corps a gardé (malgré les lotions, les plis et les rides) sa jeunesse intérieure, c’est-à-dire son goût d’être un corps, sa fidélité à l’ardeur de toujours qui ne lui coûtait rien. Il ne se regarde d’ailleurs – comme ferait un vieux beau – pas dans les miroirs, mais seulement, avoue-t-il, dans les vitrines, comme un infatigable ado (p.45) qui y lit ensemble son passage dans l’adulte et son passage dans la rue ! Et puis c’est un scrupuleux naturel, attentif à rendre à sa partenaire sa propre ardeur assimilable, ayant souci de se faire lieu sûr pour l’abandon d’autrui, voulant dignité des plaisirs reçus et donnés :
« Fais-moi voir ton visage.
Ta lèvre inférieure se gonfle
comme un petit sexe sous les baisers,
en ces ultimes moments, voraces,
inexplicables, de l’après-plaisir » (p.53)
Il n’a pas l’adoration facile, mais, dès qu’elle lui semble aller de soi, il en est virtuose, en paroles… :
« Tu es un long pont suspendu
sur le néant de ceux qui ne t’ont jamais prise
tu es Dieu qui se soûle de son propre vin
– tu es moi, tant je veux te garder proche » (p.73)
… ou en actions :
« Moi, pour toi, j’ai été
toutes les saisons. Et toi tu ne te rappelles pas le printemps
acide, pointu des premiers baisers
fugaces et découvreurs, de toutes ces heures
passées l’un contre l’autre, toi
sur une marche pour que je puisse ainsi
mieux moi trop haut de stature
porter mon sexe gonflé contre le tien
pour vibrer, lancer des flèches, souffrir.
Tu étais si osseuse, inassouvissable.
Tu semblais une épine de rose, les larmes
d’un corail, tu étais étrangère, sous-marine » (p.93)
Il ne se ment pas plus qu’aux autres, il ne se plaint pas autrement qu’il plaint les autres, il ne paye à la vie que ce qu’elle coûte communément. Là où le sacrifice est combat douteux (« Le renoncement te semble trop facile,/ l’ascèse trop égoïste », p.83), sa sensualité avance, se donnant raison de ne pas se retourner :
« l’ouverture tiède d’une bouche
la salive la semence la sueur
ensemble, avec leur odeur
incomparable, et âcre et délicieuse.
Les paroles honteuses et très douces
répétées dans l’amour à l’infini.
Nous, nous détestons les hypocrites
n’est-ce pas, mon corps ? Nous savons
que le plaisir est inutile, vain.
Pourtant, nous en voulons encore » (p.109)
Il n’abuse pas de la lucidité forcée (la sienne) des décrépits. Il n’a pas même idée de se moquer des difficultés du pauvre, du naïf, du sot, du mort même, à rire d’eux-mêmes . À Bordeaux, il rencontre, avec la même ferveur tendre et farouche, la punkette d’alors qui l’interroge publiquement, et l’auteur latin Ausone (Bordelais au quatrième siècle !) sur lequel il fait conférence. Tout y est juste, sain et ouvert. On croit entendre Alain (« Nous devons aux morts d’être contents de penser à eux » car c’est quand ils avaient corps que les morts qui comptent pouvaient faire quelque chose d’eux-mêmes ; aujourd’hui esprits, ils ne peuvent faire quoi que ce soit que de nous, non plus d’eux !), ne retournant jamais contre les autres ce qui leur échappe, comme on le voit ici :
« – je t’écris de Bordeaux, ville d’Ausone
et du vin et de la Garonne –
une lycéenne de seize ans
avec deux petits anneaux de métal dans le nez
et deux sur les arcades sourcilières
et un keffieh de palestinienne
autour du cou, m’a demandé avec un sourire
doux et intimidé si j’avais commis des excès
et lesquels. Aimer c’est toujours commettre des excès
et aimer la poésie ça l’est encore
plus, ai-je répondu. J’y repense
aujourd’hui tandis que je suis ici et que je t’écris :
j’ai commis l’excès d’être vivant
après un siècle de néant et de mort » (p.63)
et là (quand il redonne à Ausone admiré son exacte ancienne disponibilité à lui-même !)
« Âgé désormais, tous les soirs
il se faisait apporter un panier d’huîtres
qu’il consommait avec une saucisse
grillée comme c’est encore l’usage à Burdigala.
Il avait lu tant de livres, donné tant de leçons
à l’Université que grâce à lui
elle était devenue réputée dans l’Empire.
Devenu chrétien, au vrai Dieu
il ne cacha jamais sa faiblesse
attendrie pour les dieux de la vie
de la mer et des marées, de la lune
et des vignes, du soleil et du vin.
Il s’asseyait ici, Ausone, tout près
peut-être de là où j’écris à présent… » (p.69)
Il ne méprise que la sécheresse de cœur (le cœur économisant sur ses mouvements (p.91) – nous menant les uns les autres à nous traiter d’ores et déjà, comme préventivement, en squelettes !), et a pour le reste compassion (comme si tout le malheur ne surgissait pour nous que de ce qu’on n’avait pas pu apprendre à comprendre). Parmi les « choses qui appellent les larmes », ainsi :
« Un enfant qui joue avec son père dans une cuisine
mal éclairée le soir.
Avoir jugé un peu pauvre un cadeau trouvé
sous le sapin à Noël (…)
Penser qu’on n’a pas pris soin comme on aurait dû
de la solitude de sa mère (…)
Quand tout à coup tu sens que tu t’es mépris et que tu le vois
dans le raidissement d’un visage.
Quand quelqu’un te fait sentir que tu es inférieur en s’adressant à toi
avec trop d’indifférence ou trop de chaleur (…)
Douter pour un instant de la Poésie… » (p.89).
Le bouleversant, c’est la gratitude à l’égard d’une jeunesse logiquement passée à se servir d’elle (puisqu’elle est la puissance même d’user infatigablement d’elle-même, une puissance protégée de croître qui n’est justement jamais dans la protection de ses pouvoirs) – « Tout était jeu, et avec toi/ j’étais en crédit et avec le temps », p.139), et la confiance en la capacité d’une simple vie à s’éclairer à ses propres limites, dès qu’elles sont honnêtement saisies et, sans fioriture, crainte ni tabou, consignées (« ces lois de vie seraient célèbres », écrit notre auteur, si nous savions qu’il n’y a pas d’autre vie que celle qui nous fut tant de justesse et si énigmatiquement donnée et qu’il est d’autant plus précieux d’en confier à d’autres la grâce :
« personne ne veut obéir
personne n’ose commander
personne ne possède rien
l’unique devoir est d’aimer » (p.153)
Reste le divin (et le diabolique). Mais les dieux véritables sont moteurs de nos corps (pour que nos corps soient les uns pour les autres moteurs divins) :
« Aphrodite est dans un vignoble
d’une rougeur de feuilles roses
Arès dans un mouvement de fureur
Héphaïstos dans ce geste
d’écrire et de tourner les mots
Dionysos dans la bouteille
d’Aglianico qui sent la mûre sauvage
Athéna dans ma patience
sage et calculée
Artémis dans la lune décolorée
et pure de dix heures du matin
Pan est dans un vaste jardin
devenu sauvage, habité par les porcs-épics
Poséidon dans l’explosion d’écumes
qui semblent un châle
sur ses épaules
de vieux,
Zeus est dans tout ce qui nous change.
Tu le sais, n’est-ce pas, ô vie ? » (p.155)
La tendresse païenne a exactement de sacré qu’aimer est donner les dieux qu’on est, et honorer ceux que l’être d’autrui nous offre. Quant au démon, écrit Conte (p.159), qui nous sourit du mal qu’on fait, nous pouvons résister en souriant à ce sourire. Certes, exister (« rester à genoux sur des grains de sel, gravir des marches amères », p.171), c’est disposer d’une monture rétive (comme d’un âne mi-léthargique, mi-explosif), et d’emblée monter à bord d’un futur naufrage. Mais avoir corps, c’est s’être fait prêter un fragment de monde d’origine inconnue, en avoir à jamais titre illisible de propriété : ne cède donc pas, dit le poète, à la tentation d’avoir un prix. Ne fais pas vil négoce de ta si troublante obscurité : même ayant, l’âge venu, quitté les dures landes à bruyère de Galway pour la dérisoire propreté d’un centre commercial de Dublin, notre touriste s’implore lui-même strictement où ça fait mal (p.174) :
« la Liffey coule trouble
et elle aussi paraît en vente.
Tout est si normal.
Mais toi ma vie je te prie
ne te renie pas toi-même
ne te donne pas de limites,
ne le fais pas, sois folle encore
(tu non darti misure,
non farlo, impazzisci ancora »)
Marc Wetzel
Giuseppe Conte est né à Imperia en 1945 d’une mère ligure et d’un père sicilien. Poète, romancier, essayiste, dramaturge, traducteur, journaliste, son œuvre remarquable est depuis longtemps saluée en France (Jean-Baptiste Para, Pierre Gamarra, René de Ceccatty – et le traducteur Christian Travaux, qui offre ici une postface éclairante et émue). Ce recueil (de 2006), Ferite e rifioriture (Blessures et refleurissements) a remporté le prix Viareggio.
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