Je suis seul, Beyrouk (par Dominique Ranaivoson)
Je suis seul, septembre 2018, 112 pages, 14 €
Ecrivain(s): Beyrouk Edition: Elyzad
Bref et bouleversant roman, à lire d’un seul trait avant de rester figé d’horreur par le final sous forme d’apothéose mortelle. Le narrateur, réfugié chez son ancienne amie qui s’est empressée de sortir après l’avoir caché, se remémore comment ses proches sont devenus les islamistes qui viennent de prendre possession de la ville. Craignant pour sa vie, il observe, écoute, réfléchit, interroge. Comment arrive-t-on à tuer la vie sociale, à tuer tout court tout contrevenant à la nouvelle loi ? « Qu’est-ce qui fait que des hommes, possédant leur tête et leur cœur, parfaitement conscients, instruits des choses de la vie, choisissent en toute connaissance de cause une voie qui mène vers les dénuements de la mort ? » (p.68). Et le texte de multiplier les qualificatifs : fanatiques, monstres, rebelles, extrémistes, fous de Dieu, geôliers, conquérants, exaltés, barbares et, pour finir, des « énigmes ». Et le narrateur de retracer sa propre trajectoire, depuis son aïeul bédouin, son frère islamiste et toutes les compromissions grâce auxquelles il est arrivé à intégrer la catégorie des nantis corrompus nommés les « parvenus qui ont remplacé les anciens colonisateurs » (p.69).
Cette richesse a certes permis à sa pauvre mère d’accéder à une villa mais a donné des arguments aux nouveaux maîtres qui mutilent en public, interdisent tout, enferment les femmes sous la burqa, patrouillent la nuit et menacent directement sa vie. Et de se comparer à eux : « nous sommes, je crois, tous des fanatiques, moi j’adore les biens illusoires d’ici, eux, ils croient tendre les mains vers les biens de l’au-delà » (p.88). Face à ses anciens proches devenus ses ennemis, il n’a plus qu’une obsession, sauver sa vie : « C’est à mon évasion que je dois penser » (p.72) ; il attend le retour de celle qui devrait l’« exfiltrer » (p.86) et le texte suit l’introspection qui est en même temps pour lui une lente préparation vers l’aube finale.
Ce texte analyse l’islamisme de l’intérieur comme la conséquence fatale d’une succession de drames personnels et comme l’aboutissement d’une décomposition sociale dont les responsables sont identifiés. Mais est aussi magistralement construit comme une tragédie classique : unité de lieu que cette chambre fermée et noire dans une ville africaine en bordure de désert mais qui n’est pas nommée, unité de temps en cette nuit de toutes les incertitudes, unité d’action dans une attente qui n’est qu’une préparation à la mort. Le lecteur pensera au Dernier jour d’un condamnédéplacé dans un contexte africain et dans une langue plus sobre qui sert aussi à déconstruire les images produites au Nord sur une question politique et sociale ramenée ici au niveau humain.
L’auteur mauritanien publié en Tunisie doit être lu et admiré par tous. La francophonie littéraire est une urgence absolue pour tenter d’entrer dans les mécanismes de ces « nouveaux nihilismes » (p.55) politiques qui, paradoxalement, produisent des bijoux littéraires.
Dominique Ranaivoson
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