Je selfie donc je suis, Elsa Godart
Je selfie donc je suis, mai 2016, 209 pages, 16 €
Ecrivain(s): Elsa Godart Edition: Albin Michel
Faut-il s’inquiéter des selfies ? De ce moi jetable et de toutes ces émotions capturées dans des images standardisées ? Derrière le phénomène superficiel du selfie, se cache en réalité un changement radical de notre rapport au monde et aux autres. Elsa Godart tente de décoder dans ce livre ce que nous révèle l’ère des selfies, cette nouvelle communication facile et instantanée, qui nous rend immanents dans l’espace et le temps, mais qui peut appauvrir dangereusement notre capacité à communiquer de façon rationnelle et critique.
Dans le virtuel, l’espace et le temps sont enfermés dans nos téléphones, ce qui réduit notre monde à deux dimensions. Le lointain est devenu le proche, le tout à l’heure est devenu le maintenant et l’invisible est devenu le visible (avec Skype). Le temps virtuel ne connaît que l’immédiateté. Elsa Godart appelle ce phénomène le « hic et nunc ». Cette immédiateté, certes attractive, peut néanmoins sérieusement mettre à rude épreuve notre capacité à supporter la frustration et à s’ouvrir aux autres.
La tendance de l’a-lien-ation : comment rencontrer l’autre ?
Les SMS sont souvent malheureusement trop spontanés, irréfléchis, compulsifs. Propulsés dans l’ère du vide à la vitesse de la lumière, ils permettent de faire autant de déclarations d’amour sans jamais s’engager. Aujourd’hui, les émoticônes, les selfies, les sextos, peuvent permettre en une seconde de déclarer sa flamme. Les téléphones portables ont véritablement modifié notre rapport au monde affectif. L’amour est en pleine mutation. « Il s’est mis à l’heure du non-engagement et de la superficialité, accentué par la modification de notre rapport au temps et à l’espace ». Ce sont nos téléphones portables qui sont aujourd’hui nos plus fidèles partenaires. Nous sommes parfois comparables à des « a-lien-és ». Des aliénés vis à vis des autres, de nous-même et surtout de la vie. Si on s’en tient au site du Beautiful Agony, même la « petite mort » est selfisée. Or comme le fait remarquer fort justement Elsa Godart, photographier la jouissance en pleine jouissance, n’est-ce pas finalement interrompre cette jouissance ? « Au lieu de vivre des moments réels, nous avons tendance à nous oublier dans le virtuel ». L’onanisme selfique est révélateur d’un comportement hypermoderne très inquiétant, « désormais nous cherchons notre jouissance en dehors de l’autre, je jouis de moi et par moi ! L’autre n’est plus appréhendé comme partie possible venant à la rencontre de moi-même ». Le risque est de consommer de la relation, de l’offre virtuelle en images aseptisées avec indifférence, sans jamais accéder à un « réel émerveillement », à ces moments parfaits qu’évoquait Jean-Paul Sartre au siècle dernier… Si l’on s’en réfère à l’application Tinder qui permet de faire défiler les profils des utilisateurs selon le sexe et la position géographique, quel goût peut avoir ce type de relation éphémère ? Le règne de l’eidôlon (image en grec) s’impose dans l’offre virtuelle, tellement exponentielle que le choix devient impossible. On a perdu le sens de l’engagement. Or n’oublions pas que l’engagement est aussi un renoncement et que ce dernier est l’expression de notre liberté.
Si nous ne savons plus renoncer, sommes-nous encore libres ? D’où le choix pertinent de l’auteur du mot « aliéné » pour décrire le phénomène du selfie, qui aboutit à une diminution progressive de notre liberté, de notre capacité à nous lier aux autres, et accessoirement, à l’étouffement de notre moi authentique.
Vers une normalisation émotionnelle
Elsa Godart traduit cette nouvelle ère de l’image numérique par l’eidôlon, l’image en grec qui s’oppose au logos, le discours rationnel et structuré. Toutes ces images postées sur les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation d’être interprétées. Quel est l’objectif d’un selfie ? En dehors de celui de compter le nombre de « like » ou de petits émoticônes en forme de cœur. Les commentaires sont rarement florissants. Les échanges sur le Net à l’aide d’emoji rendent alors le langage essentiellement affectif. « Les emoji réduisent notre champ émotionnel en le systématisant. L’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle et annihilent toute forme de singularité ». C’est principalement ce conformisme émotionnel qui doit nous alerter, car cette uniformisation des sentiments ne tend-il pas à tuer l’individu ? Et les célèbres maximes philosophiques « Connais-toi toi-même » et « deviens ce que tu es ». La maïeutique se meurt à l’heure de la selficisation… L’auteur voit juste : le passage d’un mode rationnel à un monde émotionnel nous replonge alors tout droit dans la caverne platonicienne.
Le danger paradoxalement de l’ultra-connexion : se sentir seul au monde
Le selfie reste un acte solitaire et nous place dans une situation d’attente vis à vis des autres. On consulte compulsivement son smartphone au moindre « like ». Et souvent, il n’y a pas la moindre amorce d’un dialogue. Pas un seul mot. C’est l’ère du vide. On se consume doucement. Or, comme le rappelle l’auteur, la vie est de l’autre côté de la fenêtre, ces rues où des visages s’illuminent, ces bouches où émanent des voix chaudes, douces et humides, le monde des vivants tout simplement. Finalement, le selfie, n’est-ce pas la mort de soi et des autres ?
Restons néanmoins optimistes et laissons le bénéfice du doute aux selfies comme le suggère l’auteur. Les images, accompagnées d’un regard critique et d’une prise de recul avec des « mots », peuvent peut-être faire émerger une nouvelle révolution esthétique. Ne soyons pas catégoriques. Les photos peuvent nous rendre plus créatifs, à condition de les utiliser dans un objectif précis et de les « logo-tiser ». Au risque sinon de sombrer dans le : je selfie donc je ne suis pas !
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
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