Je puais le sang d’âne, Hafez Khiyavi
Je puais le sang d’âne (Bu-ye khun-e khar), octobre 2016, trad. persan (Iran) Stéphane A. Dudoignon, 190 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Hafez Khiyavi Edition: Serge Safran éditeur
Treize nouvelles pour partager la vie quotidienne des Iraniens, non pas de ceux dont les médias nous renvoient l’image, ceux des villes, des ayatollah, des femmes enfoulardées, et des brimades qu’exercent les miliciens des brigades des mœurs sur celles qui ne le sont pas assez, non, ces treize histoires nous font découvrir les Iraniens de la campagne, par le récit de drôles de mésaventures que connaissent des individus du terroir, dont certains, adolescents ou jeunes gens un peu simplets, font penser immédiatement à Djoha, ce personnage souvent tourné en ridicule de contes et de fables persans et arabes.
Plusieurs nouvelles ont pour décor un verger dont les fruits défendus, cerises, prunelles, mûres, griottes, pêches, selon la situation, attirent l’acteur principal qui s’y rend en cachette soit par gourmandise personnelle, soit pour en faire l’offrande à celle de qui il veut se faire bien voir en une sorte d’inversion des rôles d’Adam et d’Eve dans la fable du jardin d’Eden.
Dans la nouvelle Quoi, tout ça pour un chat !, un jeune homme raconte comment et pourquoi il a emporté une nuit des chats dans le verger de son ami Nasser pour les tuer à coups de fusil, et la terrible humiliation que lui a fait subir en représailles le propriétaire des lieux.
« Il m’avait prévenu, pourtant, que si, une fois encore, j’avais le malheur d’amener un chat dans leur verger pour le descendre, il s’énerverait pour de bon ».
Une des nouvelles a pour cadre un cimetière, pour circonstance un enterrement, pour personnage principal un corbeau, et pour objet une noix tombée à terre. Il faut un sacré talent pour faire monter avec ces éléments la tension narrative qui constitue le ressort de cette pièce intitulée Le corbeau.
« Terrorisé, le fossoyeur se prend la tête à deux mains. Les femmes se mettent à crier ».
Hitchcock eût apprécié.
Avec Dans l’ambulance, on pense à Zweig. Le narrateur se met à imaginer quelles peuvent être les pensées de l’ambulancier qui a pris en charge un homme qui vient de faire une attaque. Sur le siège passager s’est installée une jolie fille, qui pleure. L’ambulancier regarde-t-il en biais la jeune personne et, tout en fonçant vers l’hôpital, échafaude-t-il telle ou telle hypothèse sur ce qui a provoqué l’accident, sur le lien qui unit le mourant à l’arrière et la passagère à l’avant, sur l’existence présumée d’un journal intime dans lequel elle aurait raconté sa double vie et que son père aurait découvert ?
« Peut-être que, levée dès l’aube, elle s’est douchée avant de se passer du rouge et du fond de teint, que c’est pendant qu’elle était à la salle de bain que son père est tombé sur son journal et c’est quand elle finissait de s’apprêter qu’il a fait son attaque ».
Le lecteur qui aime Stefan Zweig aimera cette nouvelle.
Dans Paraît qu’il faut que je me mette à chaparder, un jeune garçon doit voler dix gâteaux à la crème chez Fereydoun pour mériter de parler avec la jolie Djeyran. Le lecteur qui a en tête la chanson de Brel retrouve ici le personnage simplet qui courtise une Djeyran-Germaine, l’ami Léon n’étant pas loin.
Je puais le sang d’âne clôt la série. Dans cette sombre histoire, la gageure à relever n’est plus le vol d’un kilo de gâteaux :
« Celui qui tuera l’âne d’un coup de hache, Sheylan est à lui ! »
Une sanguinolente histoire d’amour…
De l’enfilade des nouvelles émergent des thèmes plus ou moins voilés, plus ou moins explicites, qui fermentent dans la société iranienne malgré la toute puissante inquisition des ayatollahs : les amours clandestines, la sexualité, l’homosexualité…
L’imagination débridée, le rêve, l’auto-mise en scène mettent en correspondance les jardins naturels où se déroule souvent l’action et les jardins secrets des personnages.
La société ne pouvant être évoquée dans sa réalité, l’auteur opère une double transposition :
– à un premier degré, la scène nationale est réduite à des lieux clos ou à des espaces géographiquement et socialement restreints où les grands combats philosophiques, moraux et religieux se résument, de façon symbolique, à des anecdotes triviales, et où le pouvoir est incarné par le père, par le grand frère, ou par l’instituteur ;
– à un second degré, la restriction de la liberté d’action et d’expression semble provoquer une amplification de la faculté, inaliénable, de penser, de se penser, de rêver, et de se rêver.
Quel talent !
Patryck Froissart
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