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« Je me promets d’éclatantes revanches », Une lecture intime de Charlotte Delbo, Valentine Goby (par Jean-François Mézil)

Ecrit par Jean-François Mézil le 20.06.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

« Je me promets d’éclatantes revanches », Une lecture intime de Charlotte Delbo, Valentine Goby, Babel-Actes Sud, mai 2019, 119 pages, 6,90 €

« Je me promets d’éclatantes revanches », Une lecture intime de Charlotte Delbo, Valentine Goby (par Jean-François Mézil)

 

« La femme qui m’a révélé Charlotte Delbo… », c’est ainsi que débute ce livre. Cet incipit me ramène à ma propre découverte.

C’est en assistant à un montage poétique – théâtralisé et composé de textes écrits par des femmes déportées – que j’ai découvert Charlotte Delbo. Je connaissais l’une des deux comédiennes et allais bientôt découvrir la seconde : elle devait en effet devenir ma femme.

Mais foin des anecdotes, venons-en au livre.

Auschwitz-Birkenau ! Ce nom, seul, fait frémir. Peut-on d’ailleurs le prononcer ? Peut-être devrait-on en ôter les syllabes et qu’il soit, comme l’écrit Charlotte Delbo, « l’in-nommé », ou encore « un endroit d’avant la géographie » : « la plus grande gare du monde », celle où « on n’arrive pas ».

Dès lors, comment en parler – d’autant que, quand bien même on se rendrait sur place, « on reste toujours au seuil » ?

Beaucoup de ceux qui sont revenus donneront la parole au silence. Quelques-uns voudront témoigner. Mais quelle langue inventer pour traduire l’in-nommé ?

Car « la langue résiste à Auschwitz » :

« Je suis revenue d’entre les morts

et j’ai cru

que cela me donnait le droit

de parler aux autres

et quand je me suis retrouvée en face d’eux

je n’ai rien eu à leur dire »

 

Trouver la « langue de nos confins » capable de nous ramener « d’entre les morts », quel défi pour un écrivain ! Quel but a cherché Charlotte Delbo ? Était-ce de « quitter Auschwitz par l’écriture », elle qui déclare à Jacques Chancel (radioscopie du 2 avril 1974) : « Peut-être que, en l’écrivant, je le projette hors de moi ».

Paradoxe de l’écriture puisque, en l’écrivant, elle y est ramenée.

Paradoxe aussi de la vie : « j’ai le sentiment que celle qui était au camp, ce n’est pas moi » ; « je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit » ; « je suis là devant la vie comme devant une robe qu’on ne peut plus mettre ».

Écrire… Acte de mémoire ou d’oubli (« je n’oublie pas et en même temps j’oublie » ; « je savais que j’oublierais puisque c’est oublier que continuer à respirer ») ? Espoir de mettre un baume sur les plaies ou désir inconscient de les garder intactes ?

 

Mais une autre question se pose : ceux qui n’ont pas connu les camps peuvent-ils en parler ? Où pourraient-ils trouver les mots à poser sur des plaies qui ne sont pas les leurs ? N’est-ce pas sacrilège ?

Valentine Goby tente pourtant l’approche (on peut même dire qu’elle récidive, après Kinderzimmer) et met les choses au point dès les premières pages : « Ce que j’écris, c’est un regard. Une tentative de décryptage du processus intime à l’œuvre entre auteur et lecteur, une traversée sur le fil mince, tremblant, qui nous relie l’un à l’autre ; relie nos langues, nos morts, notre préférence pour la vie ».

En lisant Charlotte Delbo, Valentine Goby essaie d’entrer en résonance. Elle a même, écrit-elle, la « sensation fulgurante » de se « propulser à Auschwitz » : « j’entre dans le camp ».

Mais, plus loin, elle se ravise : « On n’y entre pas autrement que par l’expérience vécue ». S’il lui semble approcher la « constellation des visages », ceux des femmes du Convoi du 24 janvier, elle ne peut être des leurs : « On n’est pas une semblable dès lors qu’il s’agit d’Auschwitz ».

D’autres que Charlotte Delbo ont écrit après leur retour des camps (Primo Levi, Imre Kertész, etc.). Chaque témoignage est unique. Chaque parcours l’est tout autant. Mais quel qu’il soit, nous n’accédons qu’à son cortex. La force qui a poussé chacun de ces êtres à traduire en mots un vécu hors nature garde en lui son mystère. Prétendre, comme le voudrait Valentine Goby, « comprendre son geste d’écriture ; sa nécessité profonde et sa genèse » me semble hors de portée.

Il m’a paru cependant qu’elle s’en approchait à certains moments (et l’on sent alors, chez elle, une indéniable force d’écriture).

Ni biographie ni essai, ce livre, qui n’est pas non plus un roman, a beaucoup de qualités, dont celle de faire « connaître Charlotte Delbo », mais aussi, et d’abord, la noblesse de sa langue.

J’ai eu indéniablement plaisir à le lire, même si j’ai parfois ressenti, mais en arrière-plan, un sentiment de frustration : celui d’avoir côtoyé Valentine plus que Charlotte. Je n’ai pu m’empêcher alors d’imaginer (incorrigible déviance d’écrivain) que Je me promets d’éclatantes revanches pourrait servir de matrice à un second livre où l’auteur verserait pleinement dans le poème et la fiction.

Valentine y serait un personnage à la rencontre de Charlotte ; elle-même, n’écrira-t-elle pas : « maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire ; et, dans une lettre à Louis Jouvet dont elle fut la secrétaire : « Les créatures du poète […] sont plus vraies que les créatures de chair et de sang parce qu’elles sont inépuisables. Elles sont […] nos compagnons, ceux grâce à qui nous sommes reliés aux autres humains dans la chaîne des êtres et dans la chaîne de l’histoire ».

Dans ce roman qui reste à écrire, la « chaîne des êtres » relierait si intimement Valentine et Charlotte que, tandis que l’une s’éloignerait du camp pour renaître, l’autre pourrait y entrer et nous y faire plonger.

Valentine Goby relèvera-t-elle, un jour, ce défi ? Elle en a le talent et la matière. « La délivrance par l’écriture » est un beau sujet de roman…

 

Jean-François Mézil

 


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A propos du rédacteur

Jean-François Mézil

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Jean-François Mézil est né à Cannes. Il vit et écrit à Lautrec. Il a publié, à ce jour, trois romans.