Je m’appelle Europe, Gazmend Kapllani
Je m’appelle Europe, trad. grec Françoise Bienfait, Jérôme Giovendo, 160 pages, 19 €
Ecrivain(s): Gazmend Kapllani Edition: éditions intervalles
Dans cette époque où l’Europe même se veut mondialisée, les Balkans sont plus qu’un peu devenus une sorte de tiers-Europe, comme il y a – ou il y avait – le tiers-monde voire le quart-monde. Vous savez ces régions bizarres où corruption et dictatures poussent comme les mauvaise herbes le long de chemins que personne n’entretient, pas même les chèvres. D’ailleurs, sur les chemins de ce monde, il n’y a plus de chèvres, mais des longues files d’immigrés dont personne, nulle part, ne veut.
Gazmend Kapllani vient de ce monde-là. D’origine Albanaise, il a connu dictature, misère et immigration. Sur les routes mais aussi dans la langue. Il arrive en Grèce à 24 ans et va en adopter la langue pour y devenir écrivain. C’est de cette expérience, la sienne et celles d’autres « frères migrants » (1) que nous parle ce roman-reportage.
Le narrateur est plutôt âgé et nous sommes dans un futur assez éloigné (vers 2040 ou un peu plus). Poussé par la crainte de sa fin prochaine, celui-ci revient sur ses souvenirs d’exil d’un jeune albanais qui avait laissé derrière lui la dictature pro-chinoise d’Enver Hodja pour la Grèce, et se retrouvait brutalement plongé dans la culture et la langue grecques. Une culture qui ressemble par bien des aspects à la sienne, mais qui en diffère radicalement par d’autres. Le laborieux apprentissage de la langue, sous l’égide d’une amie étudiante qui l’a plus qu’adoptée et qui a pour nom Europe, est aussi apprentissage des mœurs, de la confiance, des humiliations, de l’exploitation, de la soumission à l’administration et bien sûr du racisme au quotidien (peu importe son nom, il n’est que « l’albanais »)… mais aussi des gros mots et des injures. Par une sorte d’ironie littéraire, il découvrira le grec aussi au travers d’un livre inimaginable dans le pays d’où il vient : l’autobiographie d’un militant pour les droits des homosexuels, assassiné en 1988, Kóstas Takhtsís, devenu l’un de ceux que l’on méprise et rejette dans son propre pays.
Tout cela nous est raconté avec la distance des années, avec une légère note ironique et une forme de pudeur qui sait tout dire, sans rien cacher. En contre-point de ce récit placé au début des années 90, d’autres récits d’autres immigrés viennent dire l’actualité et la communauté de destins de ceux dont les états-nations ne savent que faire. Rozina dont la famille a fuit l’Iran islamiste et attend depuis des années l’examen de sa demande d’asile. Abas, l’afghan : Je ne demande rien à l’Etat grec, ni argent ni travail. Juste des papiers. J’aime ce pays. Plutôt mourir que de repartir… Nguyen, le vietnamien qui est né au mauvais endroit au mauvais moment. Mais il y a aussi Giorgios, le crétois qui a fini en Pologne après être passé par la Russie, ou encore Katerina, la Ghanéenne née à Athènes mais qui n’est ni grecque ni ghanéenne et, privée de tout papier, est devenue une apatride prisonnière de la Grèce. Et Anna… Anna l’arménienne qui travaille depuis l’âge de 12 ans et que l’immigration clandestine a fait tomber dans un esclavage sans issue à 23 ans… Et tant d’autres qui sont jetés dans l’inconnu, sur les routes, dans la clandestinité forcée…
Dans ce récit, ces récits singuliers, il y a tout simplement des humains qui survivent ou tentent de survivre, en dépit de tout. Le narrateur a lui eu la chance de rencontrer Europe et quelques autres, il avait aussi la chance d’avoir une éducation qui l’a un peu mieux armé (il a notamment pu apprendre le grec avec un dictionnaire français-grec, les dictionnaires albanais-grec n’existant pas alors). Son salut, c’est à la langue qu’il le doit, ainsi qu’à l’acceptation de l’exil (on pourrait parler sans doute de travail de deuil).
Je crois que j’ai commencé à me sentir chez moi dans la langue grecque quand je n’ai plus été tenté de chercher des équivalents en albanais. Ou, si cela arrivait, c’était dans un coin obscur de mon cerveau. J’ai aussi commencé à habiter la réalité grecque quand j’ai cessé de faire de perpétuelles comparaisons. Quand je me suis mis à aimer les choses non parce qu’elles n’existaient pas là-bas, mais parce qu’elles existaient ici. Quand j’ai commencé à me mettre en colère pour les mêmes motifs que les gens du pays où je vis.
Gazmend Kapllani vit aujourd’hui aux Etats-Unis, à Boston. Deux autres titres ont été publiés par les éditions Intervalles : Petit journal de bord des frontières (2012) et La Dernière page (2015).
Marc Ossorguine
(1) Comme les nomme Patrick Chamoiseau dans son livre éponyme.
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