Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)
Janine 1982, Alasdair Gray, Le Cherche-Midi, mars 2023, trad. anglais (Ecosse), Claro, 397 pages, 23 €
Edition: Le Cherche-Midi
Ce livre étonnant, détonnant, d’Alasdair Gray, écrivain qualifié « d’illusionniste écossais aussi insaisissable que le monstre du Loch Ness », est introduit, préfacé par l’auteur anglais Will Self qui n’hésite pas à le présenter comme « l’un des meilleurs romans de langue anglaise ».
Le personnage central, l’Ecossais John Mc Leish, alias Charlie, alias Frank, alias Jock (petit nom pouvant évoquer, par auto-dérision, le terme « joke », ce qui s’inscrirait dans la tonalité foncière d’un ouvrage littéraire dont une des facettes semble être de ne pas prendre au sérieux la création… littéraire), se dédouble au fil du récit (ou plutôt des récits, très fragmentés) tantôt en un Max démiurge, metteur en scènes de situations imaginaires issues de ses fantasmes érotiques parfois les plus déréglés, tantôt en un narrateur racontant plus « sagement » sa « vraie » vie professionnelle, sociale, relationnelle, amoureuse.
Les différentes intrigues, qui se succèdent ou s’entremêlent, les unes rêvées en un demi-sommeil au cours de quoi l’insomniaque perd, puis reprend confusément, un fil narratif bigrement, savoureusement, rocambolesquement décousu, les autres présumées réelles, sortent tout droit du cerveau du narrateur personnage, immobile sur un lit, quelque part, dans une chambre d’hôtel, attendant que fassent effet des cachets dont on ne connaît pas la nature.
C’EST TRES AGREABLE. Pas de suée, aucun souci, tout va bien. Le cœur qui s’emballe tels de petits étalons au galop dradadum dradadum mais je me prélasse comme un duc dans son carrosse […] ça ne saurait durer, hélas. Combien de temps encore avant le coma et le zéro ?
Tout au long des deux cents premières pages, on suit avec étonnement, avec intérêt, avec plaisante perplexité la rêvasserie de plus en plus délirante en laquelle il se « prélasse » et se laisse dériver. Il s’y incarne généralement en Max, destinateur d’un schéma actanciel qui insère dans des intrigues erratiques, souvent au bord extrême d’un sadisme et d’une pornographie dans lesquels il ne tombe toutefois vraiment pas (sauf peut-être par la crudité du lexique) parfois inachevées, rompues par l’intrusion abrupte d’autres fils narratifs dont le lecteur doit démêler l’écheveau, des personnes/personnages, des femmes, pour la plupart, que John a connues en divers chapitres de sa vie. Apparaît aussi de façon intermittente le sinistre maître d’école Hislop, un instituteur sadique de la part de qui le narrateur a eu à subir maintes humiliations.
La nature onirique de cette première partie du roman est marquée, de façon croissante, comme si le narrateur s’enfonçait, se laissait emporter dans un courant narratif de plus en plus chaotique dont il ne maîtriserait plus ni le sens ni la direction, par une mise en page et une typographie d’une rare originalité, qualifiée par la critique d’écriture expérimentale, jusqu’à culminer (par une organisation spatiale de la page traduisant le désordre, ou plutôt l’ordre singulier de l’inconscient, cet ordre apparemment incohérent mais probablement porteur de sens occulte, à déchiffrer) dans l’exemple en encart ci-contre, la page 218, annonçant la fin du récit débridé pour une narration linéaire plus « romanesquement conventionnelle ».
« De nouveau réveillé, encore une heure avant qu’il fasse jour, encore deux heures avant le petit déjeuner. Que vais-je faire de mon esprit ? Quel récit me reste-t-il à faire ? ».
En effet, dorénavant, le narrateur, apparemment sorti des égarements du rêve éveillé, redevenu lucide bien que rechutant par intermittence dans de courtes phases de trouble onirique, restitue dans une écriture spatialement et temporellement restructurée l’itinéraire qui l’a amené à rencontrer, à fréquenter, à plus ou moins aimer et détester ces femmes qu’il a enrôlées arbitrairement en maintes situations scabreuses de domination/soumission dans les pages précédentes.
Sontag, Superb, Helen, Denny, Big Mama (référence explicite à la mère) sont tour à tour, parfois réunies par les circonstances, après avoir été les actrices involontaires, manipulées par un narrateur omnipotent, de scènes de théâtre porno dans les rêves primordiaux, les partenaires d’une vie familiale, sociale et amoureuse plutôt ratée et elle-même aléatoire, alors que surgit ici et là le caractère flou d’une mystérieuse Janine qui donne son titre au roman et qui semble être pour le narrateur l’archétype féminin, ou le personnage syncrétique fusionnant les susdites.
« Je ne dois penser qu’à Jane Russel, je veux dire à Superb, et à maman, je veux dire Big Mama, pourquoi est-ce que j’ai confondu ma mère avec Mama, il n’y a AUCUN RAPPORT, ma mère était une femme respectable (avant qu’elle se barre de chez nous) et pas une lesbienne (elle s’est barrée avec un homme), elle était grande et pas du tout grosse, le corps de Mama provient de la serveuse de Glasgow et de la pute sous le pont ET LA PERSONNE DE MAMA N’EST INSPIREE D’AUCUNE PERSONNE REELLE […]. Elle n’a jamais aimé humilier des gens comme je le fais. J’en suis sûr à presque cent pour cent. Donc je n’en suis pas certain à cent pour cent ? ».
On apprécie les passages où le narrateur s’interroge ou prend position sur la nature de la création romanesque et sur le statut de l’écrivain.
« JE SUIS L’ŒIL PAR LEQUEL L’UNIVERS SE CONTEMPLE ET SAIT QU’IL EST DIVIN ».
« Je devrais réaliser des films. Je peux imaginer exactement ce que je veux ».
En arrière-plan est développée la vision politique d’un Ecossais amoureux de son Ecosse et de sa culture, exprimant une antipathie latente envers l’Anglais, et favorable de cœur et d’esprit à l’autonomie.
Une lecture aux lacs de laquelle on n’échappe guère du début à la fin du livre.
« Janine 1982, le deuxième roman d’Alasdair Gray, est un texte qui résiste radicalement à l’interprétation […]. Non seulement ce livre se retrouve sur le banc fictionnel des accusés […] mais en outre il résiste absolument à son lecteur.
[…]
Faites-moi confiance : vous en ressortirez meurtri et nauséeux, et n’aurez besoin que d’une chose : vous passer un peu de pommade après un petit vomi ».
Cet extrait de l’introduction de Will Self peut paraître d’une expressivité excessive, mais il donne une idée de la singulière tonalité de cette œuvre dense, riche, inclassable, anti-conventionnelle qu’il importe de découvrir.
Patryck Froissart
Alasdair Gray, né le 28 décembre 1934 à Glasgow et mort dans la même ville le 29 décembre 2019, est un romancier, poète, dramaturge et peintre écossais. Son premier roman, Lanark, fut publié en 1981 et connut un immense succès critique.
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