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J’étais à deux pas de la Ville Impériale (8/10)

Ecrit par Didier Ayres 21.10.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

J’étais à deux pas de la Ville Impériale (8/10)

 

Dans l’escalier des loges de l’Odéon, à Paris

Prends.

Tu veux ?

Qu’est-ce que c’est ?

Une histoire. Oui, toute une histoire.

Par exemple.

C’est quoi la différence.

Tu mets un accent sur le é ?

Une histoire ?

Un rapport des laboratoires avec tes globules rouges inférieurs à la normale. N’est-ce pas ?

On peut dire.

Tu es trop modeste.

Lui, la moitié de son instruction me suffirait pour toute une vie.

C’est une possibilité.

Une autre ?

Non, merci.

C’est drôle comment l’affaire a tourné. Mais les rapports de médecine sont ce qu’ils sont.

Une étoile verte sur le cahier de suivi mensuel.

J’étais excédée, fourbue.

Une personne agitée, peu stable, un peu maladive. Le tout avec une grandeur d’âme bizarre, qui lui allait. Nous sommes restés amis.

Son ami ?

Son amie, e.

Pars.

C’est ton idée fixe.

Regarde devant toi.

Abreuve-toi familièrement de toutes ces images que tu quitteras.

Le faisceau de l’éclairage public derrière les rideaux. Juste ce trait de lumière grise sur le plafond de la chambre.

Tu oublieras.

Et puis Dakota sera un mauvais souvenir.

Tu écrivais avant. Tu faisais quelque chose. La vision. Ta vision. Ce que tu vois. C’est ce qui est difficile à garder longtemps.

C’est vrai il y a des choses qui ne s’expliquent pas, des phénomènes. La mort ne s’explique pas par exemple.

Personne ne te connaissait ici.

Tu étais le seul, le dernier rejeton de la famille Van Hessen à être venu ici.

Pour ne rien faire.

Pourquoi ?

Oui, pourquoi ?

Je n’ai pas oublié.

J’ai questionné autour de toi.

Personne ne te connaît.

Tu avais droit à une heure de conversation avec le chef de l’Orchestre National. Une heure, c’était insuffisant.

Non ?

Tu écrivais avant.

De la très jolie musique.

Tu ris à cause de mon accent.

C’est une sorte de S que je ne prononce pas bien.

Revenir à Dakota. Passer au Canada par Winnipeg.

Ça correspond à ce que tu cherches ?

Oui, le sable, les chemins effacés et toutes les fadaises qu’on a entendues depuis ton prix au Conservatoire.

Je sais, je sais, Yale est une institution de grande qualité.

Oui.

Et la musique ?

Là, rien.

Ton prix.

Les deux commentaires intéressants venant tout droit de tes meilleurs amis, alors, faut-il penser que c’est une cause juste, que tu n’as que ta musique pour te défendre ?

Oui, tu hériteras.

C’est un effet général qu’il faut, une impression.

Une musique d’ambiance.

Ça me faisait peur à l’époque.

Je reste jusqu’au printemps. Tu as le droit.

Oui, tu hériteras.

Moi, ce n’est rien.

Je suis à moitié morte déjà.

Je ne compte plus.

Tu hériteras.

Un grand jour. Un grand jour.

 

(en aparté)

J’ai une idée qui vient de loin dans le temps et avec cela quatre années qui sont passées sachant que je n’ai eu que des bons moments même pas de difficultés pour chercher la quinte qui est si difficile à trouver et ce qui aurait dû m’arriver quand j’étais encore une toute petite star de l’alto comme ma mère qui me chuchotait toujours une petite parole gentille au coucher il faut excuser mon français j’aime tellement cette langue et c’est ma mère qui justement faisait cette histoire en français cette sorte de conte pour enfant pour que je m’endorme eh bien ! c’est ça qui m’a fait dire à propos des quatre dernières années comme si j’étais très heureuse de rester enfermée pour l’enregistrement des cinq quatuors quand notre chef est venu me dire que la musique baroque on devait en faire un jardin mais sans que ça me surprenne car je suis très fatiguée parce que voir que cela donne comme on dit que ça rende c’est un plaisir qui ne peut pas se remplacer sans que rien ne prenne le dessus et ne jamais finir toute entière et entièrement défaite par la fatigue nerveuse et les décalages horaires tout cela pour une salle magnifique du sud de la Chine la traversée de Shanghai et le sang que l’on entend battre à ses oreilles avec l’instrument comme si c’était une façon de se dire qu’on est en vie et repenser toujours au berceau familial et les quatre pianos de l’oncle Elgar se rappeler de tout ça quand on écrit son nom sur la fiche de l’hôtel sans avoir appelé père et mère depuis neuf mois ! l’orchestre avec le sursis qu’on nous donnait en Amérique c’était rien juste un peu le toucher ou l’archet donc des choses qui peuvent se réparer tout ça pour jouer devant notre trisaïeule et les cent années données à la musique pour elle et d’un commun accord car je sais que je suis sa fille que je suis la grande altiste de la famille et que l’on écoute ma musique souvent à Portland ou dans leur propriété du Maine parce que c’est toujours une sorte d’orgueil miraculeux de savoir pourquoi vivent tout ces gens-là et mourir quand il faut mourir sans être triste et ne faites pas cette tête et donnez-moi une cigarette.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.