Identification

J’étais à deux pas de la Ville Impériale (10 et Fin)

Ecrit par Didier Ayres 04.11.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

J’étais à deux pas de la Ville Impériale (10 et Fin)

 

Dans la cuisine d’une très grande maison seigneuriale, vaguement désuète


Tu as vu ce Balthus ?

Moi, je ne comprends rien à rien.

Il n’y a que les poètes qui savent ce qu’ils disent.

Et Balthus ?

Très moyen.

Bien peint.

Tu entends ?

C’est l’angélus de Saint-Christophe.

C’est une simple tournure d’esprit.

Un goût de meringue, tu ne trouves pas ?

C’est son blason, la perce-neige et le coutelas.

Ce qui veut dire ?

Je crois, une bataille très ancienne au début du printemps treize-cent-quarante-sept.

C’est polonais ?

Parfaitement.

Cracovie ?

Katowice.

Un excentrique.

Parfaitement.

Un jury composé de trois femmes et d’un homme.

Tout de suite ?

Oui, tout de suite.

Tu connais le Café de l’Intendance ?

Une présence, tu sais, comme dans sa sonatine.

Non.

L’heure d’hiver ?

Oui, juste avant le dernier week-end de mars.

Lui ?

Il travaille pour le Philharmonique.

Non, juste la musique.

Ma Mère L’Oye ?

Le ballet.

Donc, il y avait des danses ?

De l’aspirine ?

Je suis complètement intoxiquée.

Immunodéficiente.

C’était pour son master à Yale.

Sur la Révolution.

La Révolution Industrielle.

Et la musique ?

C’est venu après.

Le soir est beau, n’est-ce pas ?

Elle disait toujours le contraire, mais je crois qu’elle aimait.

Tu veux de l’aspirine ?

J’ai pris cinq fois la dose.

Immunodéficiente.

Une infusion ?

Il y a de la menthe ?

Oui, de la menthe poivrée.

Une petite anecdote pour finir.

Tu veux savoir ?

Dis ?

Ne dis rien.

La rouge, là.

La Porsche ?

Oui.

Tu vois, il disait toujours, mon père n’est pas capable de rouler en Jaguar.

En attendant, le reste du temps il fait des voyages interminables dans une grosse Audi qui est hideuse.

Encore une chose, et après je m’en vais.

Tu veux ?

Ferme les yeux.

Là.

Oui.

C’est mécanique, on ressent toujours au moins une fois cette impression de picotement.

La Porsche.

Il ne finit jamais.

Une Bentley ?

Non ?

C’est comme le passage à l’heure d’hiver, je suis toujours plus fatigué et je me sens affreux.

Il faut travailler.

Il ne fait rien.

C’est la Porsche de sa mère.

Il fait jeune.

On dirait le chant d’une cascade.

Ma Mère l’Oye.

Écoute.

Oui.

C’est exact.

Il a abîmé quatre grands verres de la collection Daum.

Disons, novembre ?

Novembre.

Après l’heure d’hiver.

Tu aurais dû.

Tu l’appelles ?

 

Au téléphone

Une idée. Je suis devenu curieux. Oui, bizarre. Une habitude. Sans rapport direct. Ils disent ? Pas de continuité ? Mais comment veux-tu ? Il joue son Scarlatti comme personne. C’est juste mieux. Une tentative. Oui, de suicide ? Rien. Juste une nuit. Oui, la nuit qui va tomber. Fais signe. Je sais. Tout paraît sans goût après. À demain. C’était une nuit, avec le retard habituel que prend le trolley à cette heure du soir. Je m’en fichais. J’écoutais. Ils disent beaucoup de choses fausses à mon sujet. J’ai trop d’idées et trop de souvenirs pour que l’on trouve le tout cohérent. C’est un peu comme si j’avais aimé à la fois les deux frères Malet sans arrière-pensées. Bien sûr, c’est impossible. On ne peut pas. Et puis, tout à coup, sur la place d’Armes, un parterre de fleurs, une composition florale qui reprenait les écussons des trois villes de la région. C’était un beau tableau, avec des œillets et des jonquilles. Et pour moi, je trouvais que c’était suffisant comme continuité entre les deux heures perdues à attendre la fin du discours du maire et le trolley. Lui ? Un acteur ? Non. Ils disent toujours qu’il faut être soi-même, qu’il faut être spontanée. Moi, ça me hérisse. C’est vulgaire. Je sais. Je suis vulgaire. Mais on dit beaucoup de choses fausses à mon sujet. Je m’arrête sur le rendu, comme on dit. Le rendu d’une actrice. Tu imagines. Non. C’est cette expérience qui fait la différence et pas la stupide histoire qu’ils ont essayé de me faire dire. Le répertoire des femmes tristes, puis, celui des femmes dans l’attente d’un enfant, puis dans celui de la perte de sa mère et de son père à une semaine d’intervalle. Là, la nuit, moi, je peux plus. Toute l’équipe du tournage a été très chouette. Je veux dire, même sans cette atmosphère délétère que je ressentais physiquement dans les deux affreuses heures d’attente dans le jardin principal du prieuré où monsieur le maire faisait une allocution déprimante, je n’aurais pas tenu. C’est pathologique. On ne passe pas impunément de la femme allaitante, au deuil de ses proches sans une partie de soi qui s’échappe, qui se perd. C’est là que je me suis sentie très vieille. Et, c’était logique. Je ne suis pas tombée amoureuse des frères Malet, c’est inutile de le redire. Mais, ce n’est pas une question de logique. Non. On aurait pu faire autrement. Quand aurais-je fait cela ? Oui, quand ? N’est-ce pas ?

 

Dans une chambre d’enfant

Tu le trouves distingué ?

Sa fille est sortie major de sa promotion.

La croix de l’amitié franco-américaine. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai pas pu terminer ce livre de linguistique que demandait tant d’urgence. Parce que la presse ne parlait que de ça.

La presse ?

Oui. A cause de la croix du mérite, ou les palmes, je ne sais plus.

J’ai passé quatre heures au téléphone le mardi et le jeudi qui a suivi.

Lui ?

Oui.

Celui qui a le sweater couleur beurre.

Ils ont passion commune pour les papillons.

Tu veux dire la grande collection Fabre ?

Elle retourne dans le Vermont, définitivement.

L’ambition l’a complètement dévorée.

Il passe la semaine du quatre à Albuquerque. Il n’y a personne à cette époque. Il finira la lecture des manuscrits. C’est une vieille habitude, il fait toujours ces lectures la deuxième semaine après Thanksgiving.

Il est passé de la philosophie à des travaux de sciences dures, je crois, la médecine ou la géologie, quelque chose dans ce genre.

Tu sais, la semaine du quatre, il n’y a vraiment personne. Il peut même fêter tout ça au Canada, c’est sans importance.

C’est la première fois où j’allais si loin à l’ouest.

Un film.

L’actrice de tout à l’heure ?

Elle avait bu.

C’est toujours gênant de voir quelqu’un donner son sentiment à chaud, comme si le chagrin pouvait être une valeur marchande. Je sais les actrices n’ont pas ces tabous. Mais, moi, en tant que destinataire des cinq lettres qu’elle a écrites à ce sujet, je suis dérangée et mal à l’aise.

C’est vraiment le hasard.

Le jazz ?

En tout cas, une musique réjouissante.

Une formation académique, les Beaux-Arts, enfin une école qui avait de l’importance à l’époque. Aujourd’hui, il sort n’importe qui de Yale. C’est devenu une dénomination commune, alors que les vrais artistes sont ailleurs, les écrivains par exemple.

Adieu.

Non ?

Merci.

Non, je ne peux pas.

Allez, laisse.

Adieu.

Je t’embrasse.

À tout à l’heure.

J’attends quatre heures et je reprends le trolley.

Embrasse-la pour moi.

Adieu.

On se revoit.

Merci.

Au revoir.

 

Didier Ayres


  • Vu : 2247

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

Lire tous les textes et articles de Didier Ayres


Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.