J’entends des regards que vous croyez muets, Arnaud Cathrine (par Delphine Crahay)
J’entends des regards que vous croyez muets, Arnaud Cathrine, Gallimard Folio, novembre 2020, 192 pages, 6,90 €
L’écrivain est – entre autres – celui qui observe et imagine tout à la fois : c’est ce que fait Arnaud Cathrine dans J’entends des regards que vous croyez muets, recueil de fragments qui doivent leur beau titre à Racine : c’est un vers de Britannicus, conjugué au présent au lieu du futur, suivant le conseil d’une amie de l’auteur.
Il s’agit d’une galerie de portraits : ceux de quidams que l’écrivain a croisés dans la rue, son voisinage, des restaurants, des cafés… – quand ces lieux n’étaient pas encore déserts à cause de l’impéritie politique – et qui happent son attention. Ils s’ouvrent le plus souvent sur des notations descriptives puis, de ces instantanés capturés furtivement, Arnaud Cathrine glisse vers la fiction, en inventant les vies de ces inconnus. Çà et là s’intercalent des fragments autobiographiques.
Il faut reconnaître qu’il a l’œil vif et affûté. Qu’il croque efficacement ses personnages. Qu’il sait, tout aussi efficacement, par un procédé métonymique inversé et bien rôdé, extrapoler à partir de quelques détails signifiants et bâtir sur rien une histoire qui tienne. Que son écriture est claire et fluide. Que les chutes de ces vignettes font sourire et que l’ensemble est empreint d’un humour ténu, qui souligne opportunément les ironies du sort et autres incongruités de l’existence. Qu’on sent une perspicacité, une justesse, dans ses projections et ses réflexions : le tableau qu’il brosse de notre société donne à penser.
Il faut reconnaître aussi que sa démarche est intéressante et stimulante : pour celui qui l’entreprend, au premier chef, et pour ceux des lecteurs qu’elle pourrait influencer voire inspirer. Ce livre nous invite à affiner notre attention et à mettre en branle notre imagination ; à observer nos semblables et à nous intéresser à ce qu’ils sont au-delà de ce qu’ils montrent ; à défaire les jugements hâtifs et souvent erronés que nous portons sur eux après un coup d’œil pressé et glissant – le scrollest une manie envahissante… Arnaud Cathrine commente aussi son « petit vice clandestin », le qualifiant de vol, parlant de butin, se définissant comme un « prédateur joyeux » qui dépèce ses proies… La façon dont il glose sa pratique est à la fois amusante et agaçante – parce que complaisante – mais elle porte à s’interroger sur la frontière poreuse et incertaine entre curiosité et voyeurisme.
Il n’empêche : rien ne m’a arrêtée, retenue, dans ce livre à mi-chemin entre la littérature et la sociologie, qui mêle fiction et autobiographie – comme de plus en plus d’œuvres s’affichant comme littéraires ou même comme romans, semble-t-il – et je crois que rien ne m’en restera – ayant déjà le goût de regarder les autres et de songer à ce que pourraient être leur vie et leur personne derrière les apparences qu’ils présentent au monde. Il manque d’aspérités et de reliefs, d’ombres et d’éclats, de singularité, de densité et de force : les personnages qu’Arnaud Cathrine campe n’en sont certes pas dépourvus, loin s’en faut – comme tout le monde, paraît-il, quoiqu’on ne puisse pas toujours s’empêcher d’en douter – mais ils ne le doivent pas à l’auteur.
Delphine Crahay
Arnaud Cathrine, né en 1973, est un écrivain français, auteur de romans et de livres pour la jeunesse. Il est aussi parolier, scénariste, réalisateur, auteur-compositeur.
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