J’ai rendez-vous avec toi, Mon père de l’intérieur, Lorraine Fouchet (par Pierrette Epsztein)
J’ai rendez-vous avec toi, Mon père de l’intérieur, Lorraine Fouchet, Héloïse d’Ormesson, mars 2014, 272 pages, 19 €
L’ouvrage porte comme titre premier J’ai rendez-vous avec toi. Si Lorraine Fouchet a choisi comme sous-titre à son récit : Mon père de l’intérieur, c’est en effet à un rendez-vous post-mortem auquel l’auteur nous invite. Ce père célèbre, qui lui a faussé compagnie lorsqu’elle avait dix-sept ans, pour partir définitivement dans un pays où elle ne peut plus le rejoindre, elle va entreprendre un sacré périple pour s’offrir et offrir au lecteur une autre face, plus intime, plus secrète, plus cachée.
« T’écrire me fissure, mais bizarrement ça me répare. Je pivote sur mes axes en retombant sur mes pieds, façon Rubik’s Cube… J’ai commencé ton livre bleu, c’est très troublant, j’entends à nouveau ta voix comme si tu lisais tout haut par-dessus mon épaule ».
« Mon histoire/ c’est l’histoire d’un amour/ Ma complainte/ C’est la plainte de deux cœurs/ Un roman comme tant d’autres/ Qui pourrait être le vôtre… ».
De notre point de vue, cette chanson, écrite par Francis Blanche, exprime avec subtilité le dessein de ce récit. Oui, dans ce périple épistolaire, il s’agit bien de la volonté de Lorraine Fouchet, de retourner sur la relation personnelle et indestructible qu’elle a entretenue avec son père.
Dans son ouvrage, elle va tout faire pour dévoiler au lecteur un versant méconnu, ignoré, plus secret. Au final, elle va faire de ce « Personnage » une « Personne », avec ses qualités certaines et ses failles plus masquées. Ce père est devenu presque une légende. Les grands faits du Personnage, Christian Fouchet, appartiennent à l’Histoire de la Cinquième République. Ils sont de notoriété publique. Il est donc inutile de nous y référer. De ce Personnage, nous ne retiendrons que quelques traits, les plus saillants, qui le caractérisent et qui ont influencé, sans qu’elle en ait peut-être pleinement conscience, le chemin de sa fille. Il nous appartiendra, à nous, critique, de tenter de faire des hypothèses sur cette contamination souterraine.
Nous pouvons souligner qu’il venait d’un milieu privilégié. Celui-ci a sûrement guidé ses choix politiques. Il a été un très jeune résistant. Il a rejoint dans les premiers Le Général de Gaulle à Londres. Il a très vite choisi son camp, refusant d’emblée toute compromission avec la collaboration. Mais il faut tout de même préciser que ce n’était pas n’importe quelle jeunesse qui pouvait, dans cette période troublée, se permettre de traverser la Manche. Sa détermination et son admiration pour le Général sont devenues au fil du temps une véritable dévotion. Elles ont influencé son option d’adhérer au RPF (Rassemblement du Peuple français) qui connut un grand succès dès les élections municipales du 19 et 26 octobre 1947. Le 13 septembre 1955, le RPF est définitivement mis en sommeil. Certains membres des jeunes du RPF (JRF, Paris-jeunes) continuent une action solitaire autour du journal Le télégramme de Paris, future base du mouvement gaulliste de gauche Front du progrès, et du MPC (Mouvement pour la Communauté), organisation de lutte armée contre l’OAS à la fin de la guerre d’Algérie. Entre ces deux dates, Christian Fouchet a occupé de nombreuses et prestigieuses fonctions à travers le monde. C’était un homme « habité » par les pays, les situations, et les personnes si diverses qu’il a côtoyées. Pour cet homme, les mots « Patrie », « Nation », « République », « Service de l’Etat » avaient un sens très fort qui n’étaient entachés ni d’une toute puissance puérile, ni par l’appât du gain. Il avait des convictions fortes de gaullisme social auxquelles il n’a jamais dérogé. Quand, en 1958, le Général de Gaulle arrive au pouvoir, il l’appellera à ses côtés pour différents postes ministériels de prestige qu’il occupera avec toujours la même intégrité et la même prudence. Et quand celui-ci lui demandera de partir en Algérie pour devenir haut-commissaire en Algérie, en pleine période de l’OAS, pour contrôler les modalités de la fin de la guerre afin d’aboutir aux accords d’Evian, il hésite et finit par accepter malgré le danger dont il n’ignore rien. Il a toujours été animé par le doute, ce qui lui a évité bien des écueils et des errements et lui a permis d’agir, en toute circonstance, avec le maximum de discernement. Sa vie éclaire parfaitement la fidélité inaliénable que cet homme portera à ses amis parmi lesquels on compte Antoine de Saint-Exupéry, dont il admire le courage et dont la mort le laissera anéanti.
Il a rencontré dans ses différentes missions des hommes d’un grand prestige mais jamais il n’a cherché à en tirer une gloire personnelle, ni un profit financier. Jamais il n’a trahi ni ses convictions, ni son éthique. C’était un homme pudique, droit et intègre.
Mais derrière le masque social du Personnage public, dont il a assumé la posture avec brio, se cache une personne. Et c’est celle-ci qui fera l’ébahissement de sa fille. Même si elle a perdu son père à dix-sept ans, en pleine période de construction d’un « Moi », beaucoup de souvenirs se sont incrustés dans sa mémoire. Et l’exergue, très émouvante, en rend parfaitement compte : « Je dédie ce livre aux heures durant lesquelles j’ai feuilleté les agendas de mon père de 1944 à 1974. Je l’ai vu rire, souffrir, se battre, écrire son roman, pleurer des amis, tomber amoureux, s’engager, rédiger des Mémoires, vibrer. J’ai lu la page de ma naissance. Celle de sa mort. Et aussi la suivante… ». Inutile d’en rajouter. Toute insistance serait superflue.
Ce qui est fascinant dans ce récit c’est comment, en prenant un chemin de traverse, et sans s’en rendre compte, peut-être, Lorraine Fouchet a endossé sur ses épaules de femme l’héritage de l’homme qu’elle a tant aimé et admiré au plus intime de ce qu’il était. Elle a commencé des études de droit. Mais, comme la veille de sa mort son père lui dit au téléphone que médecin est le plus beau métier du monde, elle change d’orientation et s’inscrit en faculté de médecine au centre hospitalier universitaire Necker-Enfants malades. C’est ainsi qu’elle le fera revivre autrement, se consacrant à sauver des vies, elle qui n’a pas pu sauver celle de l’homme qu’elle a tant aimé et admiré. Elle a été pendant quinze ans médecin d’urgence au SAMU de Paris, à Europ Assistance et à SOS Médecins Paris, et médecin des Théâtres de Paris.
Et puis, suivant encore une fois les traces de ce père, aux multiples talents, elle décide de quitter le milieu hospitalier pour se consacrer entièrement à l’écriture de romans. Un nouveau chemin s’ouvre à elle. Une nouvelle et exaltante conquête.
Et vient le moment de la pleine maturité. Elle se confère alors le droit de se pencher sur sa propre vie, fruit d’un héritage déterminant.
« Il suffit d’écrire pour que les souvenirs reviennent ». Cette phrase est énoncée par Ami Flammer, violoniste, dans l’émission « Talmudiques » animée par Marc-Alain Ouaknine en ce dimanche 3 mai 2020. Lui aussi va s’appuyer sur les écrits de sa mère. Je trouve qu’elle correspond parfaitement au propos de Lorraine Fouchet. Dans les pages de son livre, deux strates s’entrelacent avec finesse. L’homme public se juxtapose à l’homme privé. C’est ce dernier qu’elle cherche à mettre en lumière, qu’elle va privilégier pour mieux réussir à l’atteindre, l’approcher, le comprendre, le connaître, le reconnaître, le trouver, le retrouver. Elle va entrelacer, enchevêtrer, tisser avec une infinie finesse et une pénétration délicate et sensible l’homme officiel et l’être affectif. C’est sur cet échiquier quelle va jouer sa partie. Lorraine Fouchet réussit cette performance de faire parler les silences de cet homme, en se rapportant à ses écrits. Il lui a fallu attendre d’avoir elle-même longtemps vécu pour accepter de s’y plonger avec « stupeur et tremblements ». Longtemps, elle a reculé devant cette incursion. Elle a refoulé ce désir impérieux d’oser cette exploration, qu’elle a longtemps considéré comme une intrusion à la limite de l’impudeur.
Mais, lorsqu’elle s’est senti la force de s’y confronter, elle a admis que le moment était advenu de s’y engager et de sauter le pas. Grâce à ces lectures, elle a réussi à engendrer une conversation fictive, certes, mais poignante, avec cet homme qu’elle vénérait, même si elle a pu lui en vouloir de lui avoir, trop tôt, faussé compagnie.
Ce texte ne se veut aucunement une hagiographie, ni un tombeau poétique. La preuve en est que la langue ne cherche nullement une élaboration savante, ni une érudition pédante qui serait déplacée par rapport au propos de l’auteur. Celle-ci aspire, au contraire, à la simplicité, au naturel d’une conversation imaginaire entre un disparu et une fille aimante où le tutoiement est autorisé. L’auteur ne s’empêche nullement l’humour et une ironie clémente face à certains travers de la personne.
Pourtant, sachant que ce livre est destiné à la publication, elle garde, comme lui, une grande pudeur Dans ces pages, pas d’étalage inconvenant, ni de révélations choquantes, juste un désir de lucidité. Et le dessein de saisir ce qui, chez elle, a signé d’une encre indélébile sa propre condition.
« Qui descend dans l’abîme de la Mort et monte ensuite à l’Arbre de la Vie (…) arrive dans la Cité du Possible, d’où on contemple le Tout et où se décident les Choix », écrit Italo Calvino dans Le château des destins croisés. Quelle citation pouvait mieux traduire la quête que l’auteur a entreprise sur la pointe des pieds.
Et dans cet ouvrage, le lecteur se laisse emporter loin, très loin dans les profondeurs d’un être. Quel exaltant voyage ! Peu importe alors nos propres convictions. Ce qui nous captive, tout au long des pages, c’est, avec l’avancée en âge, l’acceptation de l’auteur de prendre pleinement conscience qu’elle s’est construite sur un socle, greffé sur un lignée qui a fondé son être profond et guidé son chemin et ses désirs.
Soit nous sommes dans le déni de cette réalité et certains paient ce reniement d’un prix exorbitant. Soit nous sommes assez conscients pour accueillir et endosser, avec simplicité, cette évidence. Et dans ce cas, nous pouvons progresser dans l’existence vers notre vérité intérieure sans trop de peur et sans trop nous fourvoyer ou nous dévoyer.
Pierrette Epsztein
Lorraine Fouchet, née en 1956 à Neuilly-sur-Seine, fille unique de Christian Fouchet, fait ses études primaires à Copenhague puis à l’Institut de La Tour, ses études secondaires au lycée La Folie Saint-James puis à Sainte-Marie de Neuilly. Son père décède d’un infarctus alors qu’elle a 17 ans et vient d’obtenir son baccalauréat. Inscrite en faculté de droit à Nanterre, à la mort de son père elle change d’orientation et s’inscrit en faculté de médecine au centre hospitalier universitaire Necker-Enfants malades. Elle a été pendant quinze ans médecin d’urgence au SAMU de Paris, à Europ Assistance, à SOS Médecins Paris, et médecin des Théâtres de Paris, avant de se consacrer à l’écriture. Elle est l’auteur de dix-huit romans, dont Les Couleurs de la vie (EHO, 2017), et Entre ciel et Lou (EHO, 2016), couronné notamment par le prix Ouest et le prix Bretagne. Elle partage sa vie entre les Yvelines et l’île de Groix dans le Morbihan. Elle est pour 2018, 2019 et 2020 présidente de la Commission LIR (Librairie Indépendante de référence) au CNL (Centre National du Livre).
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