Itinéraire d’un Collabo, J.-M. Karcher, Jacky Nardoux (par Vincent Robin)
Itinéraire d’un Collabo, J.-M. Karcher, Jacky Nardoux, éditions Actes Graphiques, juin 2022, 372 pages, 30 €
Fin 2015, s’ouvraient à la consultation publique et au plan national les archives judiciaires relatives aux années de guerre. Elles avaient été mises sous le boisseau, ainsi depuis 1946 et pour une période de 70 ans. C’est manifestement parce que ces documents concernaient pour une large part la toute récente collaboration vichyste que l’éteignoir avait ainsi été placé sur les comptes rendus d’enquêtes et les procès tout juste refermés. Vu en effet l’ampleur du dégât « collaborationniste » apparu dès l’immédiat après-guerre, mais afin d’initier au plus vite une « réconciliation nationale » dans une optique de reconstruction du pays, cette décision avait été prise par les instances gouvernementales de la Libération. Guidé par sa curiosité de ce que révèlent aujourd’hui ces documents longuement demeurés secrets, l’historien lyonnais Jacky Nardoux publie un conséquent ouvrage fondé sur ses propres investigations récemment menées aux archives.
Consacré au sinistre « gestapiste » Karcher de Roanne – qui sévissait en cette ville entre 1943 et 1945 –, ce méticuleux travail, scrupuleusement rapporteur de témoignages accablants inédits, nous rappelle avec intérêt combien, au-delà d’une région simple, il aura sûrement été difficile partout en France après 1945 de tourner la page des exactions et crimes peu auparavant commis. Sans guère de commentaires, l’historien nous livre habilement des faits, presque rien que des faits. Un plongeon tragique dans la mémoire « roannaise » ? Pas seulement. Sans doute aussi l’occasion d’apercevoir combien peuvent s’avérer fragiles l’entente civile et la sérénité sociale quand, quelle que soit l’époque ou le lieu, portées par d’exécrables abrutis ou exaltés furieux accrédités par un pouvoir totalitaire, les mœurs odieuses de la barbarie s’invitent parfois soudainement aux commandes de tout un pays.
Jean-Marcel Karcher est un quidam né en Alsace vers le début du XXe s. (1906). Annexée depuis 1871, cette région est donc allemande au temps de sa naissance, qui lui donne aussi sa nationalité de départ. L’invasion française de 1914-1915 sur cette partie du territoire renverse la donne. La commune dont Jean-M. Karcher est natif (Montreux-Vieux dans le Haut-Rhin) redevient définitivement française. Ses parents établis en Finlande depuis son jeune âge, Jean-M., nouveau citoyen de la République, est tantôt confié à un pasteur protestant en Suisse ou à un oncle, notamment chargé de lui apprendre la langue du pays redevenu sa patrie. Il effectue ensuite un apprentissage d’employé d’industrie. Ses parents venant s’établir vers 1924 sur la commune de Régny (Rhône) par opportunité professionnelle, c’est ainsi que leur fils y vient aussi et trouve du travail dans la petite ville voisine du « Coteau » (en périphérie roannaise). Son service militaire accompli sous le drapeau tricolore – où il s’est vu promu au grade de sergent –, le jeune Karcher enchaîne les boulots dans la région, du moins que l’on puisse voir, sans beaucoup de rapports entre eux. De confession protestante, il épouse en 1930 une femme née Baumgartner, probablement aussi originaire d’Alsace mais qui travaille également de ce temps à la périphérie de Roanne. Du couple naîtront 3 enfants. La déclaration de guerre de 1939 implique, durant la « Drôle de Guerre », la mobilisation de Karcher sous les drapeaux. A la démobilisation de juin 1940 (pour cause d’armistice) il est renvoyé à ses chaotiques et peu prestigieuses occupations civiles. Un vol commis par lui en 1942 dans une boutique roannaise où il travaille le conduit bientôt devant un tribunal qui le jette immédiatement en prison…
Cette même fin de l’année 1942 est marquée par le débarquement allié en Afrique du Nord. Face à cette menace pour elles, les autorités allemandes procèdent immédiatement à la ré-invasion des territoires français métropolitains du sud, depuis deux ans théoriquement restés sous la tutelle directe de Vichy. Géographiquement en deçà de la ligne dite « de démarcation » (qui passait notamment plus au nord, à Paray-le-Monial) Roanne voit donc dans ces instants la réapparition des troupes de l’occupant. Une aubaine pour Karcher, que les envahisseurs extraient illico de sa prison, et, semble-t-il, bien avant qu’il ait totalement purgé sa peine. On ne connaît autrement le motif de cette amnistie soudaine que par le comportement suivant de Karcher qui, parlant parfaitement la langue germanique, se voit sitôt enrôlé comme interprète au service du renseignement nazi (SD). Un « deal » fût-il passé alors pour cette extraction inopinée du monde carcéral ? La teneur de ce marché exigeait-elle de lui un certain rendement ? Les documents ne le traduisent pas explicitement. On voit en tout cas que le petit délinquant Karcher va se transformer rapidement, de simple interprète, en très zélé chasseur de Juifs et de Résistants, ou même encore de simples gens peu résolus aux ententes entre Hitler et Laval. Au sein de la Gestapo établie à Roanne, il semble alors que l’on s’en remette beaucoup aux décisions de l’Alsacien tout juste sorti de taule. Au fil de ses interventions multiples et brutales, où il se rend manifestement responsable de sévices allant jusqu’à la torture (malgré ses dénis suivants), les mois qui viennent vont donner l’occasion aux habitants de Roanne et de ses alentours, d’une part de mesurer l’autorité dont il jouit, d’autre part de découvrir le vif réseau d’amitiés sordides qu’il compte parmi les civils, miliciens, membres du PPF de Doriot et autres « collaborationnistes » sur le secteur. Le dénommé Bachelet d’Iguerande (Saône et Loire) ainsi que quelques autres figures locales de tristes réputations, les dénommés Chochois ou Brun notamment, composent cette clientèle rapprochée, peu scrupuleuse, volontiers pillarde, non moins brutale et agressive. Gens abattus lors d’arrestations, personnes soumises à de violents interrogatoires, familles presque aussitôt déportées dans les camps allemands de la mort, Juifs interceptés sur dénonciations, vont marquer bientôt l’étendue sordide des agissements impétueux de cette association maléfique et pro-allemande dont Karcher est devenu chef de file. Le secteur montagnard ouest-roannais et la région Renaison-St Nicolas des Biefs feront notamment les frais de ces infernales interpellations. Le secteur est et la région de Neaux connaîtra de même, ainsi que plus au nord, les agglomérations de Charlieu, de Cuinzier-Chandon ou du proche département de Saône et Loire, côté Fleury-Iguerande.
Restituées dans leur chronologie par Jacky Nardoux, les dépositions écrites des victimes relatent au total près de 100 affaires soumises à la Justice. Elles sont toutes liées au cas de Jean-Marcel Karcher. Le bourreau « roannais » en sortira condamné à mort, puis exécuté en 1946. Beaucoup de ses complices se verront de leur côté relaxés, au terme de quelques mois purgés en prison et au fil de fréquentes remises de peines. Les descendants des victimes (puisque aujourd’hui sont répertoriés deux seuls survivants de ces épisodes) liront probablement avec émotion (et peut-être même indignation rétrospective) ces pages de restitution historique, notamment en retrouvant le nom des leurs durement touchés par ces difficiles instants de guerre.
S’agissant de Roanne et de sa proximité, et parce qu’ils donnent à cette région une résonnance nationale particulière, un ou deux détails d’information importants auraient sans doute mérité d’être pris en compte par l’auteur sur cette héroïque période. En juin 1946 en effet, s’était vu promu « Président » du Gouvernement Provisoire de la République Française le dénommé Georges Bidault. Ce gaulliste et Résistant, qui avait succédé à Jean Moulin à la présidence du Conseil National de la Résistance lors de sa tragique disparition, était aussi depuis 1945 devenu député de la seconde circonscription de Roanne. Et c’était auprès de ce dernier que le sinistre Karcher avait sollicité un recours en grâce pour éviter son exécution. Le 19 mars 1943 également, depuis l’Angleterre et tout à bord d’un avion Lysander, avait atterri au village de Melay, à 25 km au nord de Roanne, Jean Moulin et deux de ses collègues Résistants. Ce lieu avait alors été le terme du dernier voyage aérien du célèbre patron des Mouvements Unifiés de la Résistance, peu avant son supplice final.
A l’issue d’une telle lecture, et mis à part l’horreur qu’inspire directement ce versement d’un petit malfrat, le très odieux Karcher subitement reconverti dans une police de répression sadique et sanguinaire, on reste songeur sur l’ampleur des méfaits que peuvent occasionner les dissensions d’opinions entre les populations civiles sous un contexte particulier de crise. On s’interroge ainsi gravement sur la nature humaine, où à côté de soi et contre toute apparence, certains individus peu élevés au respect de la vie humaine et des dignités peuvent se commuer soudain en monstres et assassins terribles. Une œuvre qui apporte sainement sa contribution à la vérité formelle de l’Histoire, en même temps qu’elle rend un tant soit peu justice à ceux dont la vie aura été irrémédiablement brisée par des ignominies, il n’y a encore pas si longtemps propagées.
Vincent Robin
Historien, élève de l’universitaire charliendin, Étienne Fournial (1910-2000), grand spécialiste du Moyen-Âge, auquel il a d’ailleurs consacré une biographie avec Daniel Duroy, Jacky Nardoux a enseigné l’histoire à Saint-Étienne, à Mably et Charlieu, avant de se retirer à Lyon pour sa retraite. Il a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de la Franc-maçonnerie dans la Loire et poursuit actuellement ses recherches sur la collaboration dans la France occupée.
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