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Israël et les dix mille Ismaël, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 26.10.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Israël et les dix mille Ismaël, par Kamel Daoud

 

Qu’est-ce qu’enfin Israël pour les « arabes » ? Cela dépend du voisinage et de l’altitude. Autant la Palestine est vécue comme la cause palestinienne, autant Israël est expliqué comme un effet. De quoi ? De la désunion, la faiblesse, la trahison ou « la désobéissance à Dieu ». Aux Israéliens, Israël est un pays à venir depuis mille ans, aux Arabes c’est un pays à récupérer pour qu’il leur ressemble. D’où ce caractère de croisade sans fin que s’est octroyé le « conflit » du Proche-Orient (Lire PO en langage médiatique moderne) et de point de tension entre Occident et Orient Moyen, très Moyen. Donc, pour reprendre l’idée initiale, tout le monde s’est servi d’Israël, comme tout le monde s’est servi des Palestiniens.

C’est notre ennemi de soudure. Sans lui, nous ne serions que des pays arabes, alors qu’avec lui nous sommes « les arabes », entité raciale définie par défaut d’Occident. Israël a donc servi les nationalismes néo-nassériens des Arabes pour se souder ou se disputer. Ce pays a donné chez nous deux fronts : celui du refus, celui de la « harwala », la petite course vers la « réconciliation ».

Mode du siècle oblige, le conflit est passé ensuite du chapitre colonisation/décolonisation vers celui Messianisme/fin de monde. C’est ce que veulent les religieux et leurs siècles. C’est-à-dire les ultra et autres fascistes d’Israël et nos islamistes. Depuis quelques années, la tendance est de voir dans ce problème de terre volée une sorte de bras de fer entre Dieu et la fin des temps. Entre l’histoire et le Sacré. Entre juif et musulman. Entre la paix contre la terre ou la terre contre tout le monde. Tout le monde, de Sharon à Ben Laden, veut faire oublier que c’est un conflit entre Palestiniens et Israéliens, et pas entre une terre promise et une terre volée. On a inventé le mot « sur-politisation » pour parler de trop de politique, il faut donc accréditer le mot « sur-religion » pour parler de ce viol des évidences par l’invisible national de chaque aire culturelle.

Donc reprenons : Israël est devenu une nécessité après avoir été un viol. Ce pays nous soude entre nous, nous malmène, fait contrepoids à nos nationalismes à l’hélium, rend caduques nos décolonisations respectives. C’est vrai, mais pourquoi « nous » ? Pourquoi ce « je » collectif des Arabes dès qu’il s’agit d’Israël ? Pourquoi ce pays doit-il, à chaque fois, convoquer en nous les pires réflexes collectivistes : le nationalisme panarabe qui n’existe plus et l’islamisme qui ne veut rien laisser exister mis à part lui-même ? Pourquoi ce « nous » alors que chaque pays dit arabe a déjà sa politique « israélienne » propre ou sale ? Pourquoi l’Algérie doit avoir une politique israélienne panarabe alors que la Syrie en a la sienne à elle, tout comme l’Ex-Egypte ou l’Arabie Saoudite ou le Maroc ? L’Algérie a-t-elle une « position » sur Israël, mis à part celle que lui a légué Nasser ou celle que lui impose sa théocratie mentale ? Pourquoi endossons-nous aussi facilement la caricature néfaste d’un peuple qui déteste les juifs à cause de Dieu ou de la Guerre d’indépendance ? Pourquoi « soutenir la Palestine et rejeter Israël » ressemble chez nous à une maladie et pas à une vision de la justice ? D’ailleurs pourquoi je dois me sentir coupable, malheureux, lâche, impuissant ou en colère quand on emprisonne Arafat et pas quand on met derrière les barreaux Aung San Suu Kyi ? A cause de Dieu ? De la géographie ? De Nasser ? De Abassi Madani ? D’Al-Jazeera ?

Israël n’est donc pas seulement une histoire de colonisation impérialiste mais un prétexte majeur de ce siècle. Ce pays se sert de ses juifs pour faire croire qu’ils sont tous israéliens, en se servant des Israéliens pour faire croire qu’ils sont tous des fascistes. Les « arabes » se servent de la Palestine pour faire croire qu’ils sont tous Arabes et les dictateurs en parlent pour nous convaincre que nous sommes tous frères. Dernière question : pourquoi on me répète que c’est à moi de libérer la Palestine depuis que je suis né et pas à moi de m’occuper de mon pays, mes enfants et mes ancêtres d’abord ? Est-ce que je suis égoïste si je pense cela ? Anti-nationaliste ? Pro-israélien ? Anti-arabe ? Peureux ? Manipulé ? Pourquoi dois-je être le frère de quelqu’un obligatoirement et pas seulement son ami ? Pourquoi dois-je être l’ennemi d’un autre et pas seulement son concurrent ? Comme un médicament nouveau, la « cause palestinienne » a désormais des effets secondaires indésirables, malgré elle : l’insomnie, le fanatisme, les troubles de vision, la perte de tonus individuel, la gêne respiratoire surtout.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015