Iphigénie Agamemnon Electre, Tiago Rodrigues (par Marie du Crest)
Iphigénie Agamemnon Electre, Tiago Rodrigues, octobre 2020, trad. portugais, Thomas Resendes, 160 pages, 15 €
Edition: Les solitaires intempestifsDans le travail de Tiago Rodrigues, la part faite aux « grands textes fondateurs » du théâtre occidental est importante de Shakespeare aux auteurs tragiques grecs, ici, Euripide pour Iphigénie, Eschyle pour Agamemnon et Sophocle pour Electre. Il reprend le modèle du cycle (les Atrides) et de la trilogie, et revendique clairement une démarche de réécriture dans son avant-propos. Les trois pièces par ailleurs ont été créées sur scène au Portugal selon une programmation successive du 11 septembre 2015 pour la première, le 12 septembre pour la deuxième et le 13 septembre pour la dernière, au Teatro Nacional D. Maria II, à Lisbonne, que dirige désormais l’auteur.
Il s’agit évidemment de construire une suite des événements mythologiques selon lesquels les personnages disparaissent des textes, sortent du champ tragique : Iphigénie sacrifiée ne sera plus logiquement dans les derniers volets ; Agamemnon assassiné sera absent dans la troisième pièce, tandis qu’Electre entrera en scène dans les deux dernières pièces. Architecture en arbre généalogique : une fille, un père et une seconde fille et son frère revenu.
La réécriture ne vise pas à « moderniser » le contexte comme certains auteurs ont pu le faire, mais à justement prendre en compte tout le poids des œuvres tragiques qui ont précédé sa propre entreprise ainsi que leur écriture. Ainsi le mot central dans Iphigénie est-il le mot souvenir. Dès la scène 1, le chœur donne le sens de la geste dramatique : En mémoire d’Aulis et des Grecs / Vous vous fiez à la tragédie/ Vous vous fiez à vos souvenirs de la tragédie/ Elle finit toujours mal (p.10). Le chœur de femmes en outre ne fonctionne pas comme un simple commentateur d’une action qui ne se montre pas sur le plateau mais comme un discours métalinguistique sur la fable tragique elle-même, pouvant par exemple supplanter la logique du dialogue :
LE CHŒUR. Agamemnon dit : « Ma fille » (p.28)
Il pose la question centrale de l’inévitable, celui du sacrifice d’Iphigénie décidé par son père pour que le vent se lève et que la flotte grecque puisse enfin partir vers Troie, face à la résistance, la colère de Clytemnestre. En vérité, Tiago Rodrigues met en lumière la fragilité de l’édifice tragique à travers les doutes des personnages mais aussi les fonctions traditionnelles du genre comme celle du messager. Dans la scène 15, celui-ci va jusqu’à dire : « le messager ne sait pas quoi dire ? ». Ou plus loin encore : « Le messager parle. Que dit-il ? ». Il lance l’hypothèse d’un miracle qui sauverait Iphigénie. Mais tout se mélange dans sa tête…
La pièce Agamemnon marque une ellipse dans la fable homérique ; les dix années de guerre à Troie et le retour du guerrier vainqueur chez lui, auprès de son épouse Clytemnestre. Il faut célébrer son retour, lors d’une grande fête. Il espère retrouver ses enfants, Oreste et Electre. Le chœur, cette fois-ci des Argiens réunissant vieillards, femmes, enfants qui n’ont pas pris part à l’épopée, reprend au début son rôle narratif et informatif, évoquant ce qui s’est déroulé au palais en l’absence d’Agamemnon : Egisthe a séduit Clytemnestre qui n’a pas oublié ce qui est advenu à Aulis. Cassandre quant à elle, ramenée par Agamemnon en Grèce, dit le destin tragique ; elle est celle qui « sait comment cela termine. A la moitié du livre, je connais déjà la fin et je dois continuer à lire ». Comme un auteur, comme nous lecteurs. Elle sait qui va mourir.
Electre révèle à son père le noir dessein de Clytemnestre et de son amant mais en vain puisqu’elle n’appartient pas encore à cette histoire. Elle viendra après, dans la dernière pièce comme héroïne (scène 10). Le meurtre se dit et se redit à travers la voix monologuée de Cassandre (sc.11) puis celle du chœur qui voudrait bousculer l’ordre tragique mais il n’y a rien à faire. Il est la puissance qui s’interroge.
Quant à la vengeance de Clytemnestre, elle en appellera une autre, celle d’Electre qui elle aussi vit dans le passé. Tous, de toute façon, sont victimes du souffle « du sacrifice d’Iphigénie qui leur revient, à travers les siècles, comme un vent de tragédie ».
Electre s’ouvre sur les retrouvailles d’Oreste et de sa sœur, mais cette dernière ne sait pas immédiatement qu’elle a son frère en face d’elle (Où es-tu). Pour venger son père, en assassinant Clytemnestre et Egisthe, elle a besoin du couteau d’Oreste. De cette lame qui va décapiter l’ignoble Egisthe. Le moment de la vengeance, celui des derniers mots de la tragédie est celui que les spectateurs n’oublient pas. En vérité, il n’y a que le vent, celui qui ne voulait pas souffler sur Aulis et celui qui à la fin d’Electre redouble de force, emportant le dernier personnage tragique, Oreste.
Marie Du Crest
Tiago Rodrigues est né en 1977 à Lisbonne. C’est à Anvers en 1997 qu’il découvre le travail théâtral auprès du collectif de comédiens Tg Stan. Parallèlement à sa vocation d’auteur, metteur en scène de théâtre, il devient producteur de programmes sur une chaîne de télévision portugaise, RTP2. Il fonde en 2003 la Compagnoe Mundo Perfeito. Il est révélé au public français par sa pièce By heart. Aujourd’hui il est considéré comme l’un des auteurs et metteurs en scène majeurs en Europe, et il est particulièrement présent sur les scènes françaises et au festival d’Avignon. Chez le même éditeur, Coll. Domaine étranger : By heart (2015), Bovary (2015), Antoine et Cléopâtre(2016), Tristesse et joie dans la vie des girafes (2016), Sopro suivi de Sa façon de mourir (2018).
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