Inventions, suivi de Notes sur des pivoines, Philippe Denis (par Jean-Charles Vegliante)
Inventions, suivi de Notes sur des pivoines, Philippe Denis, Le Bruit du temps, mars 2021, 88 pages, 11 €
Inventions, d’une pivoine à l’autre
Qui a lu Philippe Denis – la poésie ardente et austère de cet auteur, toujours aimable par son humour fraternel – ne sera pas autrement surpris de ses Inventions de formes brèves japonaises, pour l’essentiel approchées à travers les versions anglaises de Reginald H. Blyth, chez Hokuseido Press (1949-1952). La « voie du haïku », poétiquement suivie en constant rapport avec la nature, exigeant le moins d’émotion possible sans être intellectuelle (ni morale, ni esthétisante), n’est pas très éloignée des intérêts de ce poète, tendant à l’épure et à l’élagage, autant dans sa production propre que dans son travail traductif (en particulier, on l’a vu ici même, à partir de l’œuvre d’Emily Dickinson). Cette sorte d’effacement du je relevant plus du pas de côté que de quelque ascèse spirituelle, est visible par exemple dans ce pur objet de sa poétique :
Le piquant du vent d’automne,
je le retrouve
en mordant un radis (p.15).
La récriture, si l’on accepte cette approximation pour caractériser l’élégante esquive d’un poète original (y compris dans son temps à cheval entre les XX et XXIème siècles), permet de dépasser l’espace identitaire sans chercher refuge dans une prétendue identité autre, là où se multiplient les imitations de haïkus, désormais banales et vidées de leur substance de zen dérangeante. C’est en cela – davantage que dans l’honnêteté de qui ne prétend pas connaître le japonais, contrairement à certains « passeurs » – qu’il faut apprécier la valeur de ces textes, Inventions au sens où de grands navigateurs du XVème siècle ont « inventé » le Nouveau Monde. Au sens où toute vraie traduction réalise une destination à laquelle aspirait intimement le texte original. Au sens où, enfin, il n’y a pas d’identité sans l’abord et le dialogue en présence d’une différence radicale, dont on s’approche jusqu’à toucher au moins les vêtements de l’étranger, « sans que nul découvrît un sens aux dires / de l’autre » (Hölderlin, La migration) : véridique entrée en posture de traduire sans prétendre assimiler (et sans même parler d’accueil). Chaque auteur dont notre auteur se rapproche de la sorte y conserve son tropisme, sa voix singulière, davantage inquiète chez Bashô :
Premières pluies d’hiver.
Qui penserait que je suis « voyageur »
me chagrinerait (p.22) ;
peut-être ironiquement détachée pour le peintre poète Buson :
Averse d’été,
de larges gouttes assènent des coups
sur la tête des carpes (p.30) ;
moqueuse chez Issa, faux romantique déjà amplement fréquenté par Philippe Denis :
Tirées du sommeil
par un pet de cheval, les lucioles.
J’en observe le ballet (p.45) – une variante (minime) dans la section « moi & Issa » de si cela peut s’appeler quelque chose, La Ligne d’ombre, 2014.
Et le dernier poète présenté, Masaoka Shiki, fils de samouraï, revient à la stricte observation de la nature, progressivement dévastée par le monde moderne :
Qui a le dégoût de ce monde
peut en contrepartie
chérir le chardon (p.64).
Où l’on penserait malgré soi aux récents dits provisoires de Philippe Denis, tel que celui-ci : « Astreint à l’errance, à cette manière d’aller sans rendez-vous, on chausse une langue » (pierres d’attente, La Ligne d’ombre, 2018).
La dernière partie de ce précieux petit livre reprend les Notes sur des pivoines parues en édition limitée chez Thierry Bouchard en 1981. Il s’agit d’un extrait du journal de Shiki, se sachant condamné (il mourut en 1902 à 35 ans) : Un grabat de six pieds, défini parfois comme « notes au fil du pinceau », réflexions et impressions diverses entrecoupées de courts poèmes, prosimètre méditatif de fin de vie, là où Vie nouvelle avait marqué le départ glorieux de celle du jeune Dante Alighieri. Nous lisons une trace de trois jours de cette souffrance, éclairée par la lueur douce et dérisoire des pivoines apportées par les poètes plus jeunes Haritsu et Sokotsu :
Ma température anormalement haute, nuits et jours étaient devenus un enfer, et cela depuis quelques jours.
[…]
Le présent qui me fut apporté :
un pot de pivoines.
Quand je devins malade.
D’un éclat resplendissant
une seule fleur de pivoine
rehausse la lumière de ma chambre.
[…]
J’avais pensé mettre de côté un de ces larges pétales, mais les enfants s’en étaient emparés et très vite il n’en resta aucun.
[…]
En trois jours touche à sa fin
l’éclosion des pivoines,
ainsi ces notes en vers (p.77-85).
Rarement, loin de tout le pathos auquel nous a habitués notre culture grecque et romaine (et en gros judéo-chrétienne), force de vie et inertie de mort auront été montrées, avec une parfaite économie, aussi étroitement entrelacées, voire transvasées l’une dans l’autre. Ainsi, de cet autre cheval qui détruit une fleur magnifique pour s’en nourrir :
Sur le bord du chemin,
happé par mon cheval,
l’ibiscus.
Jean-Charles Vegliante
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