Introduction à la pensée de Gilles Deleuze Entretien avec Daniel Adjerad, par Sophie Galabru
Daniel Adjerad est professeur agrégé de philosophie au lycée. Il prépare une thèse sur le concept d’économie chez Pierre Bourdieu sous la direction de Frédéric Lordon à l’Université Paris 1. Il a récemment publié un ouvrage clair et inventif pour introduire à la pensée de Gilles Deleuze. L’auteur parvient à restituer le style de pensée deleuzien à l’aide de citations habilement choisies, expliquées et illustrées par des exemples.
Sophie Galabru : Dès le début de votre ouvrage, vous expliquez combien l’inventivité deleuzienne a pu paradoxalement consister dans ses travaux de commentateur. Vous cherchez à souligner ce travail spécifique consistant à penser avec un autre pour formuler et résoudre ses propres questions. Seriez-vous d’accord pour dire que Deleuze est moins le nom d’un contenu philosophique que d’un style ou d’une manière de philosopher ?
Daniel Adjerad : Cette philosophie peut donner l’impression que le fond compte moins que la forme. Le fait qu’il emprunte la voix des autres pour dire son propos conforte cette impression. Mais ce style qui consiste à « piocher » des formules chez les autres n’est pas proprement deleuzien. On peut par exemple trouver chez Bourdieu des formules qu’il subtilise à d’autres penseurs. La phrase de Marx « il ne faut pas confondre la logique des choses et les choses de la logique » revient chez lui comme un vrai leitmotiv et il l’exploite afin de s’expliciter lui-même. Elle lui sert à montrer que, souvent, les penseurs théoriques ont tendance à mettre dans l’esprit des agents la logique qu’ils ont reconstituée après coup et qui ne correspond pas à la logique pratique. Mais, par ailleurs, Deleuze théorise, lui, ce procédé et il crée un concept pour penser ce qu’est une formule. A ses yeux, celle-ci n’est pas une simple citation ou un slogan, mais un véritable moyen pour construire sa pensée.
Avez-vous trouvé l’exercice pédagogique d’explication, par l’art de la formule, en concordance avec la pensée deleuzienne ?
La structure de l’ouvrage est totalement adaptée à la pensée de Deleuze puisqu’il s’agit à chaque fois de déplier les implications d’une formule-clé et de le faire en respectant l’esprit du philosophe. Il s’agissait pour moi de faire entrer en résonance chaque citation avec un exemple. Pour Deleuze, lorsque nous sommes bloqués dans un problème, l’issue doit en effet venir du dehors, c’est-à-dire que l’on va rencontrer une phrase qui n’a pas été conçue par nous mais qui semble détenir le secret de la résolution. Nous pouvons par exemple ouvrir un livre au hasard et tomber sur une phrase qui paraît indiquer la solution pour sortir de notre problème. Pour lui, il faut chercher des formules au dehors qui entrent en résonance avec notre souci. La formule n’est pas seulement une proposition mais une formule de résolution, et le plus souvent on la trouve dans des domaines apparemment très éloignés du nôtre. Par exemple, dans l’Abécédaire Deleuze explique ce qu’il entend par la notion de nouveau style en allant prélever dans l’activité du tennis, les nouvelles formules pratiques et les nouveaux « coups » que des joueurs aussi géniaux que McEnroe et Borg ont su inventer au sein de leur pratique.
Vous écrivez : « Deleuze théorise en effet une expérience de pensée dont la formule pourrait-être : Et si je me situais à la place d’autrui ? » (p.12). Vous parlez alors de l’expérience qui consiste à écrire avec un autre (Félix Guattari, Claire Parnet, sa femme Fanny, Carmelo Bene) et celle consistant à « percevoir ou ressentir comme un autre ». Vous liez ces deux protocoles de pensée chez Deleuze. Pourtant, n’y-a-t-il pas une, voire des différences importantes ?
Écrire avec n’est pas la même chose que penser avec. L’écriture est un exercice de synchronisation. Deleuze a souvent insisté sur le fait que, dans son travail avec Guattari, il y avait une diachronie de leurs visions. Ils avaient un problème en commun mais souvent Guattari lançait une formule que Deleuze allait comprendre bien plus tard, comme « rhizome » ou « machine désirante ». Il dit la même chose de sa femme, Fanny, expliquant que ses idées lui parvenaient toujours de très loin, à contretemps. Le problème de l’écriture commune serait la synchronisation. On ne connaît pas bien la « cuisine » de la co-écriture Guattari-Deleuze ; ils ont sûrement fonctionné par dialogues, puis par textes envoyés successivement, chacun réécrivant sur le texte de l’autre. Il semblerait d’ailleurs que ce soit Deleuze qui se soit occupé de la finalisation de l’écriture. Ce n’est donc pas parce qu’il y a complicité – entente sur un problème – qu’on va l’aborder au même rythme et le comprendre à la même vitesse.
Par contre, percevoir ou ressentir comme un autre n’est pas comparable à ce processus, c’est plus ponctuel : je peux accepter une formule de l’autre sans retenir le tout de sa pensée. Souvent Deleuze a déformé la pensée des auteurs parce qu’il sélectionnait certaines formulations et en gommait d’autres. En tous les cas, penser comme un autre, ce n’est surtout pas s’identifier à l’autre. La proximité de pensée ne veut pas dire la fusion, et la plus petite distance possible est à maintenir pour construire ensemble. Percevoir comme un autre, c’est sélectionner dans la profusion du réel, les mêmes points qui nous indignent ou qui nous font rire.
Vous évoquez l’intérêt de Deleuze pour la peinture et le cinéma car pour lui, l’art comme la philosophie doivent donner à comprendre ou à sentir des perspectives. Est-ce à dire qu’il développe une vision esthétisante du travail philosophique ?
Il faut distinguer deux sens du mot esthétique. Si on entend par esthétique « théorie de l’art », alors Deleuze ne confond jamais l’activité créatrice de l’art et l’activité créatrice de la philosophie. Il montre que les artistes créent des objets de pensée qui sont de pures sensations tandis que les philosophes créent des objets de pensée qui sont de pures conceptions. Si on a pu croire à cette vision esthétisante, c’est parce qu’il a lui-même répété la formule « la philosophie est l’art de créer des concepts ». Mais par art, il ne faut pas ici entendre ce que je viens de rappeler mais plutôt l’artisanat au sens grec de technè, de savoir-faire. Par exemple, quand il crée le concept de « territoire », il doit mettre ensemble plusieurs composantes qui nous proviennent de l’ethnologie, de la sémiotique et établir une connexion entre des domaines hétérogènes pour montrer que tout territoire se définit chez les animaux, chez les hommes comme un ensemble d’empreintes. Cette mise en relation n’est pas donnée, il faut la faire : replier une composante sur l’autre et montrer pourquoi il y a nécessité de forger ce concept pour répondre à un problème. Il n’empêche que la philosophie doit elle-même rencontrer des formules qui la touchent et se signaler sensiblement à un public. Il utilise donc des créations artistiques pour aider son propre travail.
Pourquoi la complicité conditionne toute sympathie ou toute amitié réelle chez Deleuze ?
Cette expression, que l’on retrouve dans un texte de jeunesse, où il annonce que « la vie se définira comme complicité », a pour lui un sens quasi juridique. La complicité, c’est le fait de participer à une même affaire. Être complices, c’est avoir un problème en commun. Dès lors, des amitiés peuvent se déployer, créant une entraide réciproque à propos de ce qui nous importe. Lorsque l’on parle d’amitié on a tendance à psychologiser alors que la complicité est d’abord une notion politique et métaphysique. Qu’est-ce qui fait qu’on s’entend et qu’on a envie d’agir en commun ? Pour lui c’est le mystère le plus profond de nous-mêmes.
Le premier chapitre marque un temps consacré aux formules poétiques, métaphysiques et mathématiques. La plupart d’entre elles sont liées au travail de l’écrivain et de l’artiste. Quelle est selon vous la créativité essentielle qui relie, par exemple, la littérature et la philosophie ?
Deleuze défend souvent l’idée selon laquelle la littérature doit servir à parler à la place de ceux qui n’ont pas de voix. Par exemple, Deleuze dit qu’il faut parler pour les animaux qui souffrent. Or, dans un texte de Philip K. Dick, on retrouve la même expression « parler pour ceux qui n’ont pas de voix ». Deleuze ne le cite jamais mais nous pouvons faire le rapprochement. Cet auteur écrit très tôt une nouvelle intitulée Roug dans laquelle nous nous trouvons à la place d’un chien qui ne cesse d’aboyer tous les vendredis matins. Il est plongé dans la plus profonde incompréhension en observant son maître amener un butin précieux dans un endroit sacré du jardin. En outre, il ne comprend pas pourquoi des êtres malfaisants le dérobent chaque vendredi. On finit par comprendre que ce « trésor » est un monceau d’ordures déposé chaque vendredi et prélevé par des éboueurs. Dans cette nouvelle, Dick utilise une question mineure « pourquoi le chien aboie ? » pour exposer un problème majeur « comment exprimer un autre monde ? » Pour écrire il faut s’intéresser à des problèmes étranges.
Votre deuxième chapitre se consacre à l’émission des signes. Vous expliquez que tout être vivant émet des signes et affecte les autres. Ce n’est pas sans faire écho à l’Ethique de Spinoza. Deleuze a souvent exprimé dans ses cours de Vincennes combien il était sensible à cette forme de pensée. N’est-ce pas l’auteur qui lui inspira non seulement des formules mais une façon d’approcher la vie ?
C’est très vrai. Dans l’Abécédaire, Deleuze explique qu’il n’a pas de culture et qu’à chaque fois qu’il doit retravailler un auteur il doit repartir de zéro, sauf pour Spinoza. Pour lui, Spinoza ce n’est pas sa tête mais son cœur.
Au troisième chapitre, vous abordez la façon de résoudre les problèmes et indiquez l’importance de la pensée de l’évènement pour Deleuze. Qu’est-ce que la temporalité apporte à la pensée de la complicité ou de la mise en perspective ?
Deleuze sépare l’art, la philosophie et la science. Nous pourrions dire que chaque discipline a un problème qui lui est plus intime. Celui de l’art concerne la sensation et celui de la science la matière. La philosophie aurait quant à elle pour tâche de penser « un peu de temps à l’état pur ». La philosophie de Pacôme Thiellement peut m’aider à expliquer ce point. L’entreprise de ce dernier consiste à penser que ce qui nous est le plus contemporain fait parfois écho au plus archaïque. Il pense la relation entre des séries télévisées contemporaines (Lost par exemple) et des textes ésotériques issus de la gnose. Par là, il est pour moi tout à fait deleuzien car il montre que pour résoudre un problème actuel, il faut parfois trouver une formule inactuelle, venue d’une autre époque qui semble s’appliquer au contemporain. L’évènement c’est finalement pour Deleuze le pur renouvellement d’un problème. Il faut apprendre à faire voisiner deux idées que la chronologie sépare.
Votre dernier chapitre pense la complicité. Vous expliquez les notions de ligne de fuite et de déterritorialisation qui visent à « abandonner un mode d’existence afin d’établir de nouvelles complicités. C’est trahir » (p.145). L’accent est mis sur une éthique consistant en des inventions pour s’approprier des formules résolutoires, complices ou s’en détourner si besoin. Entre le vol ingénieux et la trahison opportune, pouvons-nous dire que nous sommes à l’opposé d’une pensée morale ?
Si on conçoit la morale comme chez Kant, à savoir l’universalisation de la maxime de mon action ou de ma formule, alors il est certain que Deleuze combat la morale car toutes les formules ne peuvent correspondre à tous. Chacun doit trouver son style et sa forme de vie.
Ce qui paraît déplorable ou malheureux s’apparente pour Deleuze à l’idée de « trou noir », quand « une singularité s’effondre sur elle-même » et se complaît dans ses problématiques sans tenter de les résoudre. Pour cet individu, « tous les points de vue paraissent identiquement nuls » (p.157) écrivez-vous. N’est-ce pas là qu’intervient la notion du mal ou de l’absolument mauvais ?
Il y a un point de vue intrinsèquement mauvais pour Deleuze, c’est le fait de se centrer sur soi. Néanmoins l’incertitude subjective est vitale, et Descartes a raison de poser la vérité du doute. Mais rester enfermé dans sa propre irrésolution est totalement destructif. C’est pourquoi même Descartes a besoin du grand Autre, de Dieu, pour s’en sortir. Ce dernier lui garantit la véracité des critères de sa certitude. Car il y a quelque chose d’absolument négatif dans une trop grande hésitation : se complaire dans les seuls problèmes sans jamais construire de réponses provisoires est intrinsèquement mauvais. Il faut toujours reformuler ses préoccupations et se proposer des pistes de résolution que l’on trouve en terres étrangères.
Dans votre dernier chapitre vous expliquez comment la bêtise, le cliché ou l’impuissance consistent à s’enfermer dans des anciennes propositions qui ne nous conviennent plus, pour jouer un personnage que nous ne sommes plus. Est-on en retard sur son devenir ou est-on incapable de décoller de soi pour s’apercevoir que l’on a changé ?
On est en retard sur son devenir. Une fois qu’on a trouvé une formule de résolution pour ses difficultés, on la poursuit, jusqu’à ce qu’une crise nous menace. Pour Deleuze, on fait bien trop souvent l’économie de la repenser à nouveau frais tant qu’on n’est pas au « pied du mur ». Deleuze a pensé ces situations de saturation où l’on n’en peut littéralement plus.
Comme vous le rappelez bien, les êtres sont tous des styles de problème en émulation voire en rivalité. Pourtant, dans ses dialogues avec Claire Parnet, Deleuze évoque ceux qui empoisonnent l’existence des autres avec leur chagrin, leur tristesse, bref les tyrans qui s’imposent par la production d’affects de tristesse. Tous les styles se valent-ils ?
Précisément non. D’un point de vue pratique, être soumis à une forme de vie qui nous coûte c’est être asservi. Un tyran est celui qui cherche à universaliser son style auprès de quelqu’un qui fonctionne différemment. La tristesse, c’est être dépossédé des moyens de formuler ce qui compte pour nous, de devoir emprunter des formules non choisies mais subies. Nous avons là une véritable pensée politique puisque la tyrannie actuelle de l’économie matérielle des échanges consiste précisément à imposer son style de pensée à des domaines différents (les échanges amoureux, les services publics ou l’art) et qui procèdent d’une autre logique.
Extrait du livre :
Gilles Deleuze élève en effet la notion de « complicité » au plus haut rang métaphysique, en la reliant à celle de « problème ». Pour lui, se mettre à la place d’autrui ne se réduit pas à éprouver de la sympathie ou de l’empathie pour quelqu’un d’autre. Il ne s’agit pas seulement de désirer comme un autre. Les individus deviennent complices parce qu’ils participent d’abord de certaines situations où les mêmes choses font obstacles à leurs désirs. La mort nous impose ainsi de penser qu’un jour nous ne serons plus, contrariant notre désir d’éternité. Or, ce sont les disparus qui font apparaître ce problème en nous. Ces absents agissent à distance, comme des complices, donnant une impulsion violente à notre pensée. Ils font naître en nous le problème de la mort. C’est même chaque vivant qui peut ainsi faciliter, à distance, la formation de diverses préoccupations. Si Gilles Deleuze peut, l’espace d’un instant, épouser la perspective d’une tique, c’est parce que cette dernière l’intrigue.
Sophie Galabru
Deleuze, Daniel Adjerad, Ellipses, coll. Connaître en citations, 2017
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