Intégrale H.P. Lovecraft, Tome 3, L’Affaire Charles Dexter Ward, Howard Philip Lovecraft (par Didier Smal)
Intégrale H.P. Lovecraft, Tome 3, L’Affaire Charles Dexter Ward, Howard Philip Lovecraft, Éditions Mnémos, mai 2022, trad. américain, David Camus, 168 pages, 19 €
Edition: Folio (Gallimard)
Resté inédit du vivant de Lovecraft, qui trouvait imparfait ce récit, son plus long, L’Affaire Charles Dexter Ward, publié pour la première fois dans la revue Weird Tales en 1941, est depuis considéré comme l’un des textes majeurs d’un auteur surtout connu pour sa mythologie autour de Cthulhu, cycle de fantasy horrifique qui a même inspiré des disques de rock progressif. Pour citer le docteur Willett dans une lettre publiée en fin de volume, ce roman est l’histoire d’un jeune homme qui « n’a jamais été un monstre, ni même vraiment un fou, mais seulement un garçon avide de découvertes, studieux et curieux, dont l’amour pour le mystère et le passé a causé la perte. Charles est tombé sur des choses qu’aucun mortel ne devrait connaître, et a remonté le temps plus loin qu’il n’est recommandé d’aller, vers ces années d’où quelque chose a surgi pour l’engloutir ».
En effet, dans la petite ville de Providence, sur la Côte Est des Etats-Unis, à quelques encablures de la mythique ville de Salem (Stephen King lui-même y a situé au moins un récit), en 1928 (un an après la rédaction du roman), un jeune homme nommé Charles Dexter Ward disparaît de la clinique où il a été interné. À partir de ce qui semble un fait divers anodin bien que des aliénistes se soient penchés sur son cas avant sa disparition énigmatique, ce roman entraîne le lecteur dans une plongée vers les tréfonds horribles de l’âme humaine, à mi-chemin entre la chronique et l’enquête – chronique de la vie de Joseph Curwen, ancêtre de Ward accusé de sorcellerie au XVIIIe siècle, enquête menée par Ward pour découvrir tout de cet ancêtre, ses lectures démoniaques et ses pratiques diaboliques, mais aussi enquête menée par le docteur Willett, convaincu que le Ward des quelques mois avant son internement n’est pas devenu fou. On n’en dira pas plus sur l’intrigue, puisque Lovecraft, en cinq parties elles-mêmes subdivisées en brefs chapitres, fait monter la tension narrative vers un dénouement horrifique qu’il serait regrettable de dévoiler à qui n’a pas encore lu ce roman.
Mais de quoi parle au fond Lovecraft ? De l’obsession très humaine pour la mort et donc l’immortalité ; de la possibilité rêvée, ou cauchemardée, d’en savoir plus sur le passé par des témoignages de première main – il serait ainsi question de se servir des cendres de Benjamin Franklin entre autres pour obtenir une connaissance intime de son époque… D’autres sages, d’autres grands hommes, sous-entend Lovecraft avec génie, car une liste de noms eût été aussi poussive que nécessairement lacunaire, ont ainsi été rappelés des limbes, des ténèbres, par Curwen et ses acolytes, grâce à un savoir de nécromanciens que redécouvre donc Ward. Lovecraft évoque aussi par la bande ce besoin, quasi une tare, très humain de toute-puissance, de domination absolue, au risque de nouer un pacte très faustien avec l’éternité, dans une longue lignée d’alchimistes et autres savants fous.
Et le talent de Lovecraft, qu’en est-il ? Cette nouvelle traduction, à laquelle nous reviendrons plus loin par l’exemple, lui rend enfin justice : celui qui n’écrivait pour personne, qui a essuyé de nombreux refus d’éditeurs (tout en ne répondant pas à certaines demandes, paradoxe apparent), avait un véritable style, celui d’un historien de l’horreur. Dans L’Affaire Charles Dexter Ward, on peut ainsi enfin jouir des lettres écrites dans un anglais suranné, celui du XVIIIe siècle, pour la traduction desquelles David Camus s’est inspiré de la langue de Montaigne. Pour le reste du roman, Lovecraft use d’un style à la fois précis et sobre globalement, sauf lorsque, nécessité du récit oblige, il doit rendre l’intensité d’une scène ou d’un ressenti par des choix lexicaux précis – tout en restant allusif.
C’est d’ailleurs l’une des sources de la fascination qu’exerce l’œuvre de Lovecraft : sa maîtrise absolue de la non-description suggestive, qui ne peut que générer chez le lecteur un incoercible sentiment d’horreur tout en laissant libre cours à l’imagination, les deux n’étant pas incompatibles, et étant même complémentaires. Plusieurs passages attestent de cette maîtrise au fil de L’Affaire, mais le plus sidérant est celui où le docteur Willett, explorant le sous-sol d’un pavillon bâti sur les fondations de l’ancienne demeure de Joseph Curwen, ouvre une fosse et en contemple le contenu. Puisque c’est une des caractéristiques du style de Lovecraft, c’est aussi l’opportunité de comparer le texte original à l’excellente traduction de David Camus, qui rend enfin le texte dans son intégralité – ce qu’on peut constater à la lecture du même passage traduit par Jacques Papy, qui semble réorganiser le texte :
« It is hard to explain just how a single sight of a tangible object with measurable dimensions could so shake and change a man ; and we may only say that there is about certain outlines and entities a power of symbolism and suggestion which acts frightfully on a sensitive thinker’s perspective and whispers terrible hints of obscure cosmic relationships and unnameable realities behind the protective illusions of common vision ».
Traduction par Jacques Papy en 1956 :
« Il est difficile d’expliquer comment la seule vue d’un objet tangible, aux dimensions mesurables, a pu bouleverser à ce point un homme habitué au spectacle macabre des salles de dissection. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que certaines formes ou entités détiennent un pouvoir de suggestion qui fait entrevoir d’innommables réalités au-delà du monde illusoire où nous nous enfermons ».
Traduction par David Camus en 2022, bien plus fidèle au texte original, tant son contenu que son style, en montrant l’excellente tenue littéraire :
« Il est difficile d’expliquer exactement comment un simple regard sur un objet tangible aux dimensions mesurables peut à ce point ébranler et changer un homme : contentons-nous de dire que certaines morphologies et entités sont empreintes d’un pouvoir symbolique et de suggestion tel qu’il a d’épouvantables conséquences sur la manière de voir d’un penseur sensible, et lui inspire de terribles aperçus de toutes les obscures relations cosmiques et réalités innommables tapies derrière les illusions rassurantes que nous procure une vision normale ».
Cette simple comparaison permet de se rendre compte à quel point Camus a rendu justice à Lovecraft, son récit et son style, pour L’Affaire Charles Dexter Ward en particulier – le reste de l’intégrale publiée chez Mnémos étant du même acabit. On peut enfin jouir en français du talent incomparable et influent de Lovecraft – et quiconque veut s’en convaincre peut donc commencer par le présent roman, au risque d’avoir envie de goûter au reste de son œuvre et s’occasionner quelques soirées de frissons. Et des nuits compliquées par un subconscient mettant en image les non-dits de Lovecraft.
Didier Smal
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) s’intéresse très tôt à la science et à l’astronomie. Entre 1917 et 1935, il écrit de nombreux romans courts et nouvelles. Après sa mort, ses écrits auront une influence considérable dans le cercle des littératures de l’horreur et de la science-fiction, mais également auprès de nombreux artistes de tous types.
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