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Indigne, Cécile Chabaud (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge 22.04.24 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Récits

Indigne, Cécile Chabaud, éditions Écriture, 2023, 230 pages, 20 €

Indigne, Cécile Chabaud (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Scandé par l’écriture vive et élégante de Cécile Chabaud, Indigne relate le procès complexe de Georges Despaux, figure énigmatique et contrastée de la seconde guerre mondiale. L’auteure avait déjà eu l’audace de ressusciter Rachilde lors de son premier roman publié en 2022. Elle se penche cette fois-ci sur un sujet complexe : la face cachée des hommes en période de guerre. Ce roman nous démontre à quel point les visions manichéennes peuvent nous éloigner de la vérité. Comment avoir des certitudes entre les faux-semblants et les arrangements ? Qu’y a-t-il au plus profond des hommes ? Sont-ils prêts à tout pour sauver leur peau ou au contraire, sauver leur dignité ?

Ce roman nous renvoie à la réflexion de Sartre sur ce qu’est au fond un « salaud ». Dans L'Être et le Néant, l’exemple du garçon de café qui joue au « jeu » d’être un garçon de café et qui finit par y croire lui-même nous dérange. « Le salaud est celui qui, pour justifier son existence, feint d’ignorer la liberté et la contingence qui le caractérisent essentiellement en tant qu’homme ». Le « salaud » est celui qui n’assume pas sa liberté. Souvent, il est plus confortable, plus lâche, d’imaginer que l’on n’est pas libre pour se convaincre que l’on n’a pas le choix. Alors, Georges Despaux était-il libre ?

Le livre commence par une enquête intense menée par un galeriste David sur Georges Despaux, cet homme qui avait rencontré son père à Auschwitz et qui était devenu un ami. Georges Despaux aurait sauvé la vie de son père. Mais alors pourquoi, Georges, originaire du Béarn, s’est-il retrouvé déporté à Auschwitz ? Et revenu vivant des portes de l’enfer, pourquoi l’Etat français lui intente un procès pour cause de collaboration avec l’ennemi ?

Cécile Chabaud arrive avec précision à mener la danse de ce procès insaisissable et complexe. Entre la hargne des ressentiments et la « dentelle » des faits, l’auteure arrive à livrer un procès décrit avec rigueur et profondeur. On ressent tous les personnages du procès comme s’ils étaient à côté de nous et encore vivants. Leur stress, leurs pulsations et leur malaise transpercent les pages et nous saisissent. Ce roman est rythmé en trois temps – le procès de Pau, la déportation, l’enquête de David qui s’interroge sur ce personnage énigmatique, mais surtout contradictoire. La vérité se trouve-t-elle dans les esquisses des dessins laissés par Georges ? Peut-on vraiment mentir en dessinant ? Ces dessins qui s’étaient échappés d’une pochette grignotée par le temps, d’une sorte de grimoire d’enchanteur, et qui avaient donné envie à David de mener l’enquête. Ce dernier veut comprendre pourquoi Georges Despaux était un ami de son père. Dans la langue hébraïque, il n’y a pas de distinction entre amitié et amour. On dit qu’il y a un « ahaba ». Des conditions extrêmement rudes et cruelles peuvent créer des amitiés improbables et indéfectibles.

L’horreur des camps est de l’ordre de l’indicible. Pour surmonter l’immonde, il arrivait à Georges d’enfoncer ses ongles dans son bras jusqu’au sang pour ne pas pleurer. Pour ne pas crier… Il se répétait la doctrine de Calvin, l’immortalité de l’âme est le propre de l’homme…

Pour avoir plus de nourriture au camp, il sut utiliser ses talents de dessinateur à bon escient. Même si cela parfois le dégoûtait car les SS lui demandaient de temps à autre de dessiner des scènes obscènes, sexuelles, voire pédophiles. Écœuré, cela lui permettait néanmoins d’avoir plus de pommes de terre pour lui et ses camarades de block.

A la fin du livre, Cécile Chabaud imagine que Despaux ait pu fréquenter des figures illustres de la résistance, comme Robert Desnos, poète surréaliste et résistant, ayant succombé au typhus dans un baraquement à la fin de la guerre. Elle explique à la fin que ce Georges Despaux est en fait le secret honteux de sa famille, car il s’agissait du cousin de sa grand-mère. Et de cet aveu, on admire le regard froid et objectif qu’a pu porter l’auteure sur cet ancêtre insaisissable, sans pathos.

Ce roman est un roman français, qui narre toutes les ambiguïtés de notre histoire et des histoires en général. Plutôt qu’Indigne, ce roman aurait pu s’intituler « Equivoque », cet art français d’estomper les frontières entre le digne et l’indigne…

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

 

Cécile Chabaud est Professeur de Lettres à Paris. Elle signe son premier roman, Rachilde, chez Écriture à la rentrée littéraire 2022, et a livré un témoignage cash sur la vie au collège : PROF ! (L’Archipel 2021).



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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".